Article paru dans la revue Resonantia n°2 pour l’Association BabelPsi

« C’est l’iniquité et l’unicité de cette violence qu’il faudra décrypter, démêler, apaiser, soigner avec au cœur la modestie de celui qui sait qu’on ne pourra pas réécrire l’histoire, avec au cœur cet idéal que ce soin est un chemin de paix (…) La bonne mesure du soin, c’est le « sur mesure ». Celui qui a été complètement dénudé, dont l’existence ne tient plus qu’à un fil, il nous appartient de le revêtir du plus ajusté des costumes, pour l’aider à vivre la suite de son histoire. » – Antoine Ricard, Président du Centre Primo Levi.
Après ces deux ans de pandémie et la période de confinement, comment les populations exilées, migrantes, vivent-elle la période actuelle ?
Les derniers conflits successifs du XX° siècle et du XXI° siècle conduisent le psychanalyste à réinterroger et à repenser sa pratique et à ce dans quoi il est engagé. Qui d’entre nous n’a-t-il pas rencontré au sein de son cabinet ou de l’institution où il travaille un patient avec un parcours de vie traumatique, d’exil ou de migration, fait d’exil réel ou psychique ? L’expérience actuelle autour du covid ajoutée à cela et que nous traversons tous à un niveau collectif pourrait être digne d’une dystopie vu l’étonnante irréalité parfois ressentie successivement part nombreux d’entre nous. De la science-fiction de l’irreprésentable ou de l’innommable il est bien difficile de qualifier ce qui s’inscrit et vient faire effraction dans notre psyché.
L’être humain peut être conduit à vivre de longues périodes de vie sans se confronter à l’impression que la mort serait imminente. Habituellement ses expériences s’éprouvent ailleurs, dans un pays en guerre, au milieu de conflits ethniques, politiques ou religieux par exemple. Les dictatures et totalitarismes ravagent les psychées, font voler en éclat les ancrages individuels de la population. Depuis la pandémie, n’avons-nous pas été nous-même habités à un moment où un autre par cette question de danger ou de mort imminente ? C’est une question tout à fait essentielle.
Avoir conscience de notre finitude et de notre mortalité et voir l’ombre de la mort s’infiltrer dans tous les espaces du collectif, l’observer s’approcher d’un proche ou de soi-même, ce n’est absolument pas la même chose. Ainsi, la pandémie est un fait actuel, tout comme la guerre en Ukraine dont l’une des zones de guerre comme celle de Kherson n’est qu’à 2500 km et vingt-trois heures de route de là où j’écris. Cela doit nous pousser à interroger sur ce qu’il y a d’impensé et d’inédit dans ce que nous traversons. C’est aussi un acte de symbolisation collectif et individuel me semble-t-il…Il semblait intéressant d’explorer ce que ces nouvelles formes de crises cumulatives et continues peuvent avoir comme impact et incidence sur les sujets déjà traumatisés.
Comment accompagne-t-on un patient ayant subi de multiples traumatismes et deuils irreprésentables ?
Dès lors qu’il s’agirait d’un parcours migratoire où la destructivité et la déshumanisation seraient centraux, nous savons que l’identité même de l’individu est alors mise fortement à l’épreuve. Pourrions-nous parler de clinique de l’extrême sans que le terme en lui-même ne nous engage pas dans quelque chose qui serait de l’ordre de la fascination, de la séduction, qui se rapporterait au traumatisme éventuel ? Auprès des populations exilées, tout comme auprès de nombreuses personnes ayant connu une expérience traumatique, nous sommes dès lors projetés dans une atmosphère hors normes, entre Eros et Thanatos, entre les vivants et les morts. La sur-vie est une thématique centrale tout comme la question du trauma intentionnel partagé et de la résurgence des catastrophes et des angoisses passées.
La superposition des évènements actuels, telles que la pandémie, la guerre en Ukraine, les conséquences économiques qui en découlent, ramènent à découvert les traumatismes antérieurs pour chacun si ceux-ci n’ont pas été suffisamment symbolisés. Avec des sujets exilés, traumatisés par un événement d’une violence inouïe, il s’agirait alors pour le psychanalyste, au détour d’une relation transférentielle particulière de repérer comment le Moi du sujet fait face à la réactivation du trauma. Nous retrouverions aussi la nécessité d’être alors à ce moment-là une figure secourable (Freud, 1895) qui fera office de lieu de dépôt, lieu de prêt de son appareil à penser. Un des buts serait de viser à offrir un espace de transformation et en même temps d’apporter une contenance psychique tout en accompagnant le sujet à rendre l’expérience nommable, traduisible, partageable et assimilable pour la psyché. Cela favoriserait la relance d’un processus habituel de production de sens et d’activité de symbolisation en même temps qu’il s’agirait de rendre l’expérience historicisable et partageable. Nous ne pouvons pas faire l’impasse de l’historicisation de traces et vestiges de l’histoire en complément du travail de remémoration.
En complément, il semble essentiel que le sujet puisse accéder à une forme de représentation de la re-présentation comme nous le transmet René Roussillon à partir de toute son élaboration métapsychologique autour de l’activité de symbolisation. « Il ne suffit peut-être pas que l’expérience ne soit réinvestie que modérément pour qu’elle soit subjectivement vécue comme une représentation, il faut peut-être aussi une transformation qualitative et pas seulement quantitative. (…) En d’autres termes, l’expérience passée se re-présente bien toujours, ce qui parfois échoue est que cette re-présentation se saisisse d’elle-même comme telle, se réfléchisse comme telle, comme représentation. C’est là que la pensée de la genèse de la représentation subjectivement vécue comme telle, ne peut sans doute plus se contenter d’être seulement pensée au sein d’une conception solipsiste qui ne requerrait que l’absence de l’autre, c’est là peut-être qu’il faut aussi faire l’hypothèse d’expériences spécifiques de l’activité représentative elle-même, d’expériences capables de réfléchir celle-ci. (…) La centration sur la seule dimension de « l’ici et maintenant » du transfert au détriment du nécessaire travail d’historisation et de « recomposition du passé des années oubliées » (…) laisse de côté toute l’importance du travail de re-présentation, de mise en représentation qui s’effectue dans l’historisation précise du sujet, elle ampute la psychanalyse d’une partie du travail essentiel et fondamental de représentation de l’origine de soi et donc de représentation de la représentation elle-même, de représentation de la représentation comme pivot de l’analyse des impasses du narcissisme, des impasses du travail de deuil. » (Roussillon, 2003). Il y a toujours symbolisation, même dans une non-symbolisation apparente, c’est un élément essentiel à retenir.
Du choc au trauma, aspects cumulatifs, dynamique continue, état des lieux, observation de la situation actuelle… Le psy porteur de valeurs d’humanité et d’une éthique de l’hospitalité.
La France avait été profondément touchée par les attentats terroristes de 2015 et nous étions loin d’imaginer à l’époque qu’un événement collectif d’une telle ampleur telle que la pandémie viendrait marquer un temps d’arrêts dans nos habitudes, notre quotidien et par la même occasion nous prendre au corps simplement déjà par les mesures politiques de protection ordonnées.
Nous subissons encore à l’heure actuelle les effets de la pandémie de 2020 et la guerre en Ukraine annoncée fin février 2022 s’est faite sidérante par son ampleur médiatique, ses motivations, les fantasmes qui en découlent et par la qualité d’implications des différents pays plus ou moins engagés. Quelques mois nous séparent du début du conflit et c’est peut-être le temps nécessaire qu’il faut pour pouvoir évoquer ce sujet de l’expérience traumatique et de la réactivation d’un trauma possible pour les populations exilées.
Nous savons que deux personnes ayant vécu ou assisté aux mêmes scènes de violences ne seront pas traumatisées à l’identique. Derrière tout cela la singularité de chacun et l’impossible généralisation. Pour autant, les expériences traumatiques portent un pouvoir désorganisant, désaffilient et désarriment le sujet. Le trauma conduirait à une rupture du lien aux autres et au monde. « Dans notre clinique, nous préférons utiliser le concept de désaffiliation qui présente l’avantage de sortir d’une conception de la perte, et d’introduire une réversibilité possible dans la logique du phénomène trauma/lien social. Ce concept nous situe donc du côté du processus et du vivant. » (Maurin, 2018).
Pour Olivier Douville, « le traumatisme au-delà de la répétition serait aussi un effort pour faire tenir la promesse qu’un secourable est encore vivant. » (Douville, 2022). « La catastrophe plaît au public et la notion de trauma reste amphibologique. De là provient son charme, mais aussi la grande difficulté qu’il y a à en faire usage. Une théorie expéditive pense que le trauma est structurellement une rencontre avec un excès, avec un non-symbolisable. (…) la notion de « choc », puis celle de « stress » ont, l’une et l’autre, pour effet de diluer considérablement le terme de trauma, lequel viendrait alors recouvrir toute blessure physique ou morale, tout dommage. Il est vrai que cet amalgame entre choc et trauma facilite la promotion des idéologies victimaires. Répétons-le, il y a quelque chose dans le trauma qu’il est impossible de réduire à quoi que ce soit qui serait un modèle purement réflexif. L’expérience traumatique ne se déclenche pas immédiatement après le choc, (…) elle se cristallise en stase sur un mode mélancolique souvent, paranoïaque parfois, lorsque le sujet ne peut plus faire rencontre d’un semblable en qui croire ou qui croit en lui, lorsque les pouvoirs de la parole s’érodent faute de rencontrer un autre sur qui compter, un autre qui use de la parole pour garantir qu’une expérience de la communauté est encore possible pour le sujet. » (Douville, 2003).
De notre place de psychanalyste, il est toujours difficile, quasiment impossible de parler de tels événements traumatiques sans être trop collés à l’objet, fascinés ou sidérés. Il serait tentant de généraliser et confusionner les notions de choc et de trauma qui sont à différencier. L’exercice d’écoute et d’écriture sont encore moins aisés qu’habituellement dès lors que nous partageons nous même la même expérience collective que nos patients. Nous avons là, il me semble, une position tout à fait essentielle auprès de nos patients qui serait celle d’être un témoin, même si l’asymétrie est réduite, car nous partageons possiblement le même bateau avec des tonalités d’angoisses qui présentent des similitudes. Ainsi nous pouvons être engagés dans l’expérience collective et en même temps témoins partageant l’expérience actuelle d’un patient. C’est une approche intéressante. C’est une réalité que nous connaissons tous et que nous avons déjà plus ou moins sans doute expérimentée. Un grand nombre d’entre nous selon leurs expériences infantiles, leurs vécus, leur mode de relation à leurs premiers objets, la teneur du travail analytique réalisé, se sont vu penser ce point d’écart asymétrique, le rapport à la jouissance individuelle et le cumul d’expériences collectives ainsi que l’engagement dans le contre-transfert.
Nous pourrions aussi réfléchir et penser à comment cette addition d’expériences qui revêtissent une charge potentiellement traumatique pourraient réactiver le trauma au sein des populations exilées ou migrantes. « Dans cette clinique du trauma, nous repérons combien les possibilités thérapeutiques sont interdépendantes des conditions de réalité concrète des patients. Pour être en lien avec les autres, avec le monde, il y a nécessité d’une place, d’une adresse, d’un lieu. Pour s’affilier à d’autres, il faut se ressentir accueilli en tant que semblable. » (Maurin, 2018). Il s’agit là donc de signifier que le psychanalyste puisse porter naturellement en lui des valeurs d’humanité, mais aussi de celle d’une éthique d’hospitalité avec l’ambition de « Restaurer l’homme dans sa capacité de choix, dans sa liberté, dans sa faculté à agir sur le monde » ce qui serait « aussi essentiel que de le nourrir, de le couvrir ou de le soigner. » (Martin, 1995).
Comment donc accueillir les familles y compris celles en provenance d’Ukraine, comment les accompagner et leur offrir un lieu d’hospitalité, de dépôt et de transformation de l’expérience traumatique ? La question de l’accueil s’est rapidement posée, alors que nous avions déjà des populations exilées sur notre territoire qui, elles, faisaient face aux premières annonces et images anxiogènes de presse papier, de télévision et réseaux sociaux.
Dès que les médias annoncèrent le conflit en Ukraine, quelques patients issus de familles exilées me firent part de leurs angoisses, de leurs inquiétudes et surtout de leur impossibilité de pouvoir nommer précisément l’émotion traversée dans l’actuel. Nous avions déjà tous vécu cette expérience avec le Covid où nous avions dû aménager nos cadres psychothérapeutiques, analytiques afin d’accueillir les angoisses et différents éprouvés, voir les silences, la sidération et le repli pour certains patients en difficulté de qualifier cette expérience de la pandémie.
Les ressources individuelles de la population s’étaient peu à peu réduites suite à la successivité des différentes crises. Ces types d’expériences modifient le sentiment de continuité de l’existence et peuvent provoquer une rupture du sentiment d’être qui s’inscrirait pour certains sujets dans la répétition en même temps que le trauma se répète lui aussi. Nous y retrouvons donc un caractère continu à cette rupture.
Telle une course marathonienne, mais avec quelque chose qui s’imposerait de l’urgence constante, et du danger immédiat, d’un avenir incertain, nous étions convoqués à devoir endurer sur une longueur de temps indéfinie multiples épreuves sans un répit suffisant à nous recharger libidinalement parlant. Difficile de reconstituer nos ressources psychiques ou de prendre appui sur elles à partir du moment où il y a donc une succession d’évènements laissant planer l’idée d’une menace immédiate, constante. Le traumatisme se veut alors avec une intensité continue lui aussi comme celui que nous observons dans les situations de violences intrafamiliales (Henriquet, 2021). Nous savons que la peur couplée à l’intensité d’un événement à charge traumatogène facilite le développement de troubles mentaux. Classiquement nous avons une capacité d’adaptation émotionnelle, mais là après deux ans de pandémie, de nombreuses mesures politiques, sanitaires, économiques, les populations n’ont pas eu de répit.
L’Ukraine est venue enfoncer le clou, appuyer sur la blessure et le trou béant causé par le trauma initial. La santé des Européens mais aussi des personnes ayant connu un parcours migratoire ou d’exil est donc bien amoindrie. Nous avons vu l’état de santé se dégrader chez les populations âgées, chez les adolescents et les plus jeunes en phase de latence. Les enfants furent nombreux à devoir être hospitalisés pour des agirs auto ou hétéroagressifs spectaculaires et bruyants, des tentatives de suicides. Les services pédiatriques et pédopsychiatriques n’avaient pas la disponibilité de lits et de personnels suffisants. A ce jour, la santé mentale des jeunes enfants et des adolescents est toujours très préoccupante. Les délais de prise en charge se sont rallongés et tous les publics ne peuvent bénéficier de soins hormis si ceux-ci relèvent d’un caractère d’urgence proche d’un tri comme nous le pratiquons en médecine de guerre ou en service de réanimation. Il n’y a pas de possibilité d’accueillir toutes les demandes.
La population qui était déjà plus ou moins fragile ou vulnérable avec des assises narcissiques relatives, témoigne de difficultés massives, signe de réels mal-être adressés aux institutions médico-sociales, judiciaires et médicales sans que celles-ci puissent accueillir le dépôt d’angoisse. Celles-ci étant elles-mêmes bien mises à mal au niveau du manque de personnel démissionnaire ou en arrêt de maladie, la crise s’étant infiltrée dans tous les espaces du socius. De nombreux suicides, faute de prise en charge possible ou liés à l’absence de figure secourable se déroulent, sont constatés et sont relayés régulièrement dans la presse papier, les journaux télévisés, les réseaux sociaux.
A ce jour, les chiffres de l’OMS annoncent une augmentation de 30 % des troubles dépressifs et d’environ 25 % des troubles anxieux. Nous ne savons pas ce qu’il en sera dans six mois. Le conflit ukrainien aura lui aussi des conséquences maximales sur la santé mentale par l’effet singulier mais aussi cumulatif qu’il représente auprès d’une population déjà fragilisée. Les passages à l’acte hétéroagressifs et actes d’incivilités retournés contre l’autre sont en nette augmentation.
Depuis plus de deux ans, les médias transmettent en boucle des informations traumatogènes qui étrangement attirent, happent ceux ayant un vécu traumatique. Une majorité de la population, la plus angoissée, la plus narcissiquement atteinte, passe des heures devant l’écran télévisé à écouter les informations bruyantes et sidérantes qui pénètrent via ce moyen de transmission à l’intérieur de l’habitat. Derrière la recherche de se tenir informer, nous pouvons questionner la tentative de se représenter le trauma. Cet habitat, représentation du psychisme individuel et familial, dernier bastion de sécurité avait été énormément investi, de force et sous contrainte, pendant cette période que nous avons nommée le premier confinement. A cette époque, le compteur de morts par jour était animé au journal télévisé de 20h00 par le Directeur Général de la Santé, membre du conseil d’administration Santé Publique France, médecin infectiologue, Jérôme Salomon. Cet ancien responsable à l’international de l’institut Pasteur, licencié par l’institut pour raison sérieuse entrait à l’intérieur de nos maisons par le petit écran, à un horaire de grande audience, pendant le repas familial partagé du soir. L’habitat, ce lieu investi, « lieu de décharge des angoisses primitives », était devenu pour la plupart, « garant d’un repère stable permettant d’investir un monde extérieur » réglementé et inquiétant. (Bass, Cuynet, 2018). Nous étions nombreux assignés en quelque sorte à résidence selon les lois et décrets en vigueur, pour certains dans le déni de la réalité et pour d’autres plongés dans des angoisses des plus mortifères, relevant de premières expériences infantiles ou traumatiques des plus délétères.
Des autorisations de circuler et des attestations furent rapidement mises en place et à fournir aux autorités en cas de contrôle et de sorties de nos habitations que ce soit pour une sortie réglementée d’une heure ou bien pour aller faire des courses alimentaires, chez le médecin et en séance de psychothérapie ou d’analyse. Beaucoup de comparaisons et similitudes furent établies avec la période des deux guerres mondiales, celle de la peste. Camus était énormément partagé sur les réseaux sociaux. Les soignants, infirmiers, pompiers, ambulanciers, et tous les professionnels autorisés à sortir pour se rendre au travail étaient considérés comme « essentiels », pour certains réquisitionnés par le gouvernement, alors que pour leurs voisins de palier, de quartier, ils revêtaient l’image de porteurs d’une mort certaine. Ils pouvaient être de « super contaminateurs ». Les actes d’incivilités furent alors nombreux pendant cette période après un premier temps de regroupement solidaire à taper sur des casseroles pour les remercier en musique de leurs engagements auprès de la population.
Nous étions alors ramenés à un statut de prisonniers de notre propre habitation pour le bien fondé de notre santé et pour éviter de participer à la propagation naturelle de ce virus invisible qui se transmet par l’air et les voies respiratoires. Il était attendu que nous participions tous à l’effort collectif de « guerre ». Adulte ou enfant, comment ne pas fantasmer dans de telles circonstances !? Être propagateur de mort, tuer ses proches, être porteur du virus, se faire contaminer, être face à notre propre finitude et devoir engager un travail de trépas dans l’urgence. Le point de départ du travail de trépas est l’élément inévitable et indépassable de la mort à venir. (De M’Uzan, 1977). « C’est un travail sous l’angle de la mort qui est comme l’agent mystérieux des processus. (…) La mort est psychiquement présente sous la forme de peurs, d’inquiétudes, mais en même temps elle échappe aux représentations qui ne peuvent pas la recouvrir entièrement. Si elle est habituellement tenue à l’écart grâce aux barrières de la méconnaissance, le hasard d’une rencontre peut produire une collusion entre un élément de la réalité effective et l’activité intérieure. » (Maillard, 2008).
Pendant de longs mois, nous étions dans le brouillard ; à chaque nouvelle vague, la lumière au bout du tunnel semblait s’éloigner. Nous commencions à peine à pouvoir anticiper le futur avec optimisme et à reprendre une vie normale, et voilà que de sombres nuages pesaient à nouveau sur notre avenir. Ce manque de perspective est un facteur péjoratif important pour notre santé mentale. Avec la pandémie, certes, elles n’étaient pas efficaces à 100%, mais nous pouvions appliquer des mesures sanitaires pour tenter de nous protéger du péril. Ce n’est pas le cas par rapport à la guerre en Ukraine. Il n’est pas possible de contrôler le déroulement des combats, d’avoir prise sur l’étendue du conflit ou sur l’utilisation d’armes nucléaires. La population se retrouvait à minima fantasmatiquement alors à la merci d’un personnage incontrôlable, un ennemi. Sans rentrer dans les détails de la crise, ni de définir les responsabilités des uns et des autres, les alliances et les pactes invisibles, la population était alors plongée dans un état d’impuissance et les sujets exilés voyaient le spectre de guerres, génocides ou bien de régimes totalitaires fuis ressurgir à nouveau. Nous savons que ce télescopage de vécus passés et actuels est un facteur défavorable pour la santé mentale d’un individu.
Certaines personnes sont-elles plus fragiles et à risque que d’autres ? Dynamique Barbare, figure de l’horreur, expérience traumatique, exil et absence de figure secourable.
Une guerre, un conflit, une crise, une perte, réveillent parfois de vieux démons bien enfermés dans un caveau hermétique. L’Europe garde en mémoire collective les deux guerres mondiales de 1914-1918 et de 1939-1945 mais aussi celle de Yougoslavie dont les Français se sont sentis plus éloignés car non véritablement touchés, non affectés personnellement. La France est peuplée de descendants de ces guerres et de personnes s’étant réfugiées sur notre territoire alors en fuite de leurs pays d’origine. Tous sont susceptibles de voir ressurgir des traumatismes mis à couvert, amnésiés, ou bien plus ou moins symbolisés. Avec ces expériences cumulatives d’attentats, de pandémie mondiale et de guerre en Ukraine nous avons là un véritable terreau bien propice à la réactivation d’un traumatisme. N’oublions pas non plus les professionnels engagés sur terrains de guerre comme les militaires et les humanitaires qui, eux aussi, ont dû faire face de leur place et dans leur rôle à l’horreur qui se déroulait et se présentait sous leurs yeux. Pour tous, revoir aux journaux télévisés un décompte de morts quotidien, des images de corps transportés dans des camions militaires à la sortie de Bergame (Italie) faute de places « réfrigérées » dans des chambres funéraires ou bien celles de l’Ukraine avec, comme nous avons pu le voir, la découverte de charniers, peut renvoyer l’individu à l’expérience traumatique d’origine. Il s’agit là de figures de l’horreur, de Barbarie, de la pulsion de mort à l’œuvre sous nos yeux, sans aucun filtre. J’aimerais aussi apporter l’idée qu’au-delà de toutes ces populations, cette guerre actuelle en Ukraine et la pandémie sont venues vulnérabiliser des individus ayant subi eux aussi un traumatisme psychique. Ceux-ci ont comme point commun d’éprouver des inhibitions graves et des angoisses élevées. La question du trauma dans la clinique actuelle se pense en lien avec l’existence d’une relation d’objet inappropriée, non disponible. Cela conduit alors à la constitution d’un objet interne pathogène, non contenant, sans fonction alpha et capacité de rêverie, présence authentique, fiable et sécure. (Bion, 1962). Nous le savons, ce n’est pas l’ampleur du trauma qui fait le trauma, mais le fait d’avoir vécu le trauma et de ne pas avoir eu de figure secourable. (Freud, 1895).
Parler aussi d’exil, c’est évoquer la question de la torture et de la violence que nous pourrions qualifier de politique. Alors, les institutions, les gouvernements, ne permettent aucune reprise de l’évènement. Il est courant d’observer les phénomènes d’impunité totale qui renvoient à l’effacement complet d’un sujet objet de sévices et d’être la marionnette ustensilitaire d’un autre. Les exilés ont dû faire face à la mort d’un proche, d’amis, à la destruction des habitations, des repères géographiques. Ils sont les témoins, les porte-parole d’une expérience qui vient nous révéler la possibilité qu’un Mal à, sur et en l’autre, puisse être réalisé avec intention de manière totalitaire et perverse. Ces expériences projettent les individus dans un nomad(s)land, hors lieu, hors zone de non-zone, parfois aux confins de la folie, hors de toute possibilité de sens. La violence vécue a été internalisée, faisant voler en éclat le système de pare-excitation et la sécurité interne du sujet. Le trauma se veut individuel mais vécu aussi en synchronicité avec le collectif. Il se transmet lors d’un double héritage, intergénérationnel et transgénérationnel au travers de contenus élaborés et bruts. « (…) Ce qui se transmet, ce n’est pas seulement le positif. Nous savons mieux aujourd’hui que ce qui se transmet, dans la transsubjectivité des générations, des couples et des groupes, c’est ce qui fait défaut, ce qui manque, ce qui n’a pas reçu d’inscription, ce dont l’inscription a été empêchée, ce qui a été nié, refoulé ou forclos : au prix d’un meurtre silencieux, au prix d’un blanc, d’un trou, d’une éclipse de l’être. » (Kaës, 1989).
Certaines populations n’avaient connu aucune guerre ; seuls les parents, grands-parents avaient fui leurs pays, ayant par la suite vécu l’errance et la précarité, avant que la majorité d’entre eux réussisse à s’intégrer, vivre, travailler, déracinée, entre deux cultures et dans des conditions relatives, parfois dramatiques. Un grand nombre avait perdu maisons, terres, biens et affaires personnelles lors du départ plus ou moins préparé du pays d’origine. Beaucoup avaient dû apprendre une nouvelle langue et enfouir celle d’origine pour ne la parler que dans le cercle intime intrafamilial.
Pour chacun de ces patients les points de similitudes relevés, celle du manque de personne secourable, de l’exposition répétitive à des situations violentes, traumatiques, incertaines et insécurisantes, une réactivation et un événement inaugural, une décompensation somatique, un accident vasculaire cérébral, des cardiopathies, de l’hypertension, des troubles du sommeil, et des réminiscences notamment pour ceux que j’ai accompagnés dans le cadre du statut d’OFPRA et de réfugiés politiques. La blessure psychique se retrouve en décalage avec l’effraction du corps, la blessure et ainsi l’atteinte corporelle. Le trauma induit l’expérience de perte de propriété du corps qui rejoindra la question de la prise d’otage que je développerai un peu plus loin. Le sujet est effacé, dénié, disparu, sans identité, seul le corps s’exprime. « L’événement, d’abord. La destruction foudroyante du corps servait d’endossement imaginaire au corps du sujet. L’atteinte est souvent très sévère, et elle l’est encore davantage si les situations extrêmes de danger ramènent le sujet qui doit s’y adapter à s’équilibrer sur des ré-étayages et des ré-assurages spéculaires. (…) Nous devons envisager que des situations de péril extrême exigent, de qui les vit, une modification considérable de son équilibrage imaginaire. (…) Que reste-t-il comme image après ce fameux « trou noir » qui suit le chaos où s’engloutit toute représentation du corps foudroyé ? » (Calamotte, 2011).
Les troubles somatiques sont multiformes, massifs, parfois subtiles, discrets, bruyants ou variés. Les douleurs et maladies lorsqu’elles existent peuvent être de type inflammatoires, cardiaques ou intercostales, auto-immunes, associées et liées à l’angoisse. Elles prennent la place d’une souffrance non verbalisable et en défaut. L’impasse psychique est dès lors exprimée au premier plan au travers d’un corps bruyant faisant signe. Les professionnels de santé se retrouvent eux-aussi souvent dans l’impasse, impuissants, ne pouvant apporter systématiquement un soulagement.
Nous pouvons y adjoindre les individus ayant eu des expériences infantiles précoces chaotiques, difficiles, avec des traumatismes répétés, en présence d’expériences de violences continues et ce quelle que soit la forme de la violence. Les neurosciences démontrent que nous sommes conditionnés par la qualité de nos vécus infantiles. Tout cela à un impact sur nos gènes et sur notre manière de réguler notre stress. S’il y a existence de traumatismes précoces, le sujet se retrouvera en difficulté d’élaborer, de filtrer, de pare-exciter un danger provenant de l’extérieur qui présentera une potentielle charge traumatogène.
Actuellement, les Ukrainiens et les populations des pays de l’Est tels que la Bosnie-Herzégovie, la Croatie, la Serbie, la Moldavie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, la Roumanie et le Kosovo entre autres, seraient particulièrement impactées par les évènements actuels. Ceux ayant connu le conflit de Yougoslavie en 1990 ont encore des membres de famille encore présents sur place. Après dix ans de guerre et une vingtaine d’années plus tard, tous ne se sont pas exilés et il y a un encore un interdit de retour au pays encore très présent à ce jour pour les populations en exil qui sont souvent perçues comme des traîtres, des déserteurs. Ces populations seraient les plus à même de développer actuellement une souffrance mentale élevée. L’expérience radicale passée viendrait se mettre complètement en résonance et télescopage avec l’expérience actuelle si celle-ci n’a pas été suffisamment transformée. L’exil vient redoubler le trauma s’il s’inscrit dans un contexte de guerre, d’attaques intracommunautaires, religieuses, ou par exemple de persécution.
Face à la mort, tout être humain se retrouve être égal à l’autre. Peu-importe l’identité, la classe sociale, le niveau d’études, nous sommes tous confrontés à la mort à différents moments de notre vie. Dans ces situations d’exil ou de pandémie, l’être humain va être soumis à un changement de cadre et de repères, de règles, de mode de vie et d’environnement. Le point central est la menace de mort à laquelle il va devoir faire face.
Prise au corps, prise en otage, rupture de la continuité et du sentiment de l’existence, responsabilité du psy.
Lors des épreuves de confinement, la liberté de bouger, de se déplacer fut réduite. Il était alors impossible de se déplacer véritablement comme désiré. Le corps fut alors tout comme le psychisme pris en otage et cela même s’il s’agissait de règles imposées sous couvert de protection. Nous y retrouvons les mêmes logiques que celles développées par Foucault dans ses ouvrages majeurs de 1963, 1972 et 1975 dont celle de l’existence d’un sujet soumis par le contrôle et la dépendance : un sujet contenu, enfermé et assujetti. Nous pouvons ouvrir ce mode d’assujettissement à l’entièreté de la population, même si certains, comme je l’ai expérimenté, eurent des laissez-passer pour circuler, réquisitionnés pour assurer leurs missions publiques de soin, d’autorité et cetera…Autorisés à circuler, nous étions cependant contraints et limités dans nos mouvements et dans nos déplacements.
Les défenses individuelles de chaque sujet face à une succession d’évènements diffèrent selon les profils d’individus. Ici avec la pandémie, le combat n’est peut-être pas celui que nous entendons au travers des différents signifiants « nous sommes en guerre », « l’ennemi »… La psychologie humaine fut effacée au bénéfice de la technologie et du médical, du militaire et du sécuritaire. Or, nous savons que dans des situations qui s’imposent dans le choc et la violence, la population doit pouvoir impérativement être accueillie, reçue, entendue par des professionnels de santé mentale en capacité de maintenir une certaine forme d’homéostasie psychique.
L’exil a de commun avec la pandémie, le caractère d’urgence. Tous deux sont nommés comme une « crise » par les politiques et les médias. Dans une situation extrême, les modalités défensives convoquées sont alors à la hauteur de l’évènement. Le psychisme effracté qu’il soit organisé sur un versant plus ou moins névrotique, borderline ou psychotique, devra faire face à ce choc, à la violence de l’expérience vécue, au bruit, et tout ce qui viendra déborder l’émotionnel et le sensoriel. Nous avons donc la responsabilité de prévenir toute bascule vers une pathologie et aussi d’éviter un passage à l’acte qui signerait l’enjeu central de l’accompagnement d’un patient placé dans un environnement hostile. La gestion de l’évènement, pendant et après, définira la dimension globale du traumatisme qu’aura traversé le patient. Mais pouvons-nous assurer cette posture éthique et cette responsabilité dans toutes circonstances ?
Du côté de l’exil, la symptomatologie sera différemment entendue selon l’écart culturel et langagier du thérapeute. Le syndrome de répétition du trauma peut s’entrevoir aussi à travers des états d’agitations, de transes, de possessions qui ne parlent pas à notre culture et dont les pratiques de tradi-médecines sont parfois inconnues et possiblement considérées comme relevant du domaine du sacré, de la religion ou de la tradition. Pourtant, me semble-t-il, celles-ci offrent une fonction soignante, réparatrice à minima déjà par l’effet symbolique qui s’y rapporte et par le rite réalisé, la présence d’un cadre et d’une loi. Ainsi, selon Cazeneuve, le rite « repousse la menace, s’établit dans un espace dépourvu d’angoisse et permet au concerné de se familiariser avec la menace, de l’apprivoiser, voire même de la manipuler (magie) ou encore la sublimer, comme dans la religion ou dans les rites séculiers. » (Kecskemeti, 2003). Les rites sont donc utiles, ils réinstaurent des habitudes, de la stabilité, de manière répétitive.
Ces populations en exil forcé vivent une situation de rupture avec leur communauté et la langue maternelle que certaines ont dû camoufler, effacer, pour ne pas être repérées comme fugitives sur le parcours, lors de la fuite. Cela induit donc une perte de sens importante. L’appartenance culturelle va influer sur les attentes de l’individu, qu’il y aurait des soins proposés et pour tous les patients qu’ils soient exilés ou non. Nous pouvons faire l’hypothèse que la singularité induirait une différence de culture et donc d’attentes individuelles.
Dire son vécu, faire le travail de qualifier l’expérience traumatique vécue comporte un risque pour tout individu quel qu’il soit. Chacun dans ce cas court le risque de ne pas être entendu, compris, au-delà du simple fait de devoir se réexposer au traumatisme. Ce type d’expérience repositionne le patient, le sujet face à l’absence d’une figure secourable. La subjectivité est donc un élément à prendre en considération afin que nous n’imposions pas quoi que ce soit et ne revêtions pas à notre tour, dans la suite de répétition, la figure du barbare tortionnaire, que celui-ci soit une institution d’état, un inconnu, un voisin, un membre de famille.
Le sujet, avec un parcours d’exil, est engagé comme nous tous dans des positions d’anticipation dès lors qu’il traverse une épreuve comme celle que nous partageons actuellement. Comment dès lors prévoir, contrôler, maîtriser si l’avenir est incertain et qu’il est difficile de voir comment vont se dessiner les prochains mois ? Il compose au milieu d’un système d’acculturation, coupé de son milieu culturel et transplanté dans une culture inconnue. Les équipes soignantes sont confrontées à des codes culturels qu’elles doivent alors au minimum saisir afin d’avoir accès au sujet. Nous connaissons l’importance de la présence de la langue maternelle dans le cadre de l’entretien. Si nous n’avons pas la capacité d’offrir un espace potentiel de reprise et de transformation, alors il sera délicat d’en arriver à une représentation et une historicisation des différentes expériences générationnelles et de ce qui fut à un moment jusque-là irreprésentable et intraduisible.
Réactivation du trauma, fragilisation du Moi, le concept de prise d’otage comme protection psychique et tentative de symbolisation de l’expérience d’origine.
Y aurait-il alors une différence de vécu que l’on ait rencontré ou non l’horreur ou que l’on fût déshumanisé ou non par le passé ? Lorsque je fis part de mon projet d’écriture à une amie psychanalyste ayant connu l’exil dans les années 90, la richesse de nos différentes discussions alimentèrent ma pensée et nos conversations se dirigèrent vers des réflexions centrales sur la question de la prise d’otage. Est-ce être otage à partir du moment où nous avons la liberté de mouvement mais que celle-ci est entravée par des mesures politico-sanitaires ou bien par des inquiétudes socio-économiques ? N’y aurait-il pas une forme de prise d’otage psychique liée à la résonance, la réactivation d’un événement traumatique ? L’impuissance ressentie serait alors liée à ce vécu passé d’otage, de rescapé ou de survivant pour certains où chacun emploie ce qui lui parle le mieux pour qualifier ce dont il a été témoin, ce qu’il a vécu. Lors de certaines expériences traumatogènes, serions-nous amenés à devenir otages de nous-mêmes pour pouvoir survivre face à la cruauté des actes proférés qui relèvent des figures de la Barbarie (Rabinovitch, 2005) et (Gaillard, 2008).
Le sens ici profond du symptôme nous permettrait d’entendre ces parties du Moi mises en congélation et en réanimation comme mode de défense extrême de survie et en même temps serait une tentative de réchauffement d’un noyau du Moi clivé. C’est une hypothèse que je tiens d’accompagnements de sujets exilés avec parcours traumatique, organisés sur un mode de relation tyrannique à l’objet. Nous pourrions donc alors faire le postulat que si une infime petite partie du Moi se met en glaciation, en protection pour résister à l’envahisseur externe et à l’effraction, alors se positionner comme otage de soi-même serait l’ultime protection contre une mort psychique. Resnick dans le temps des glaciations (1999), exprime très clairement comment le sujet peut alors se retirer de l’expérience, ce moment où « l’anesthésie par congélation s’installe » (Resnick, 2012). Paradoxalement par la même occasion lors de la réactivation du trauma, il s’agirait en même temps de rejouer la première expérience d’origine où l’individu aurait été pris en otage. Nous serions alors dans ce cas dans une situation déshumanisante et totalitaire avec comme unique statut celui d’être objet, voir d’objet-non-objet, d’objet utilitaire au sens de Racamier. (1992).
Il semble que les mesures de contraintes liées au covid sont venues majorer et mettre à découvert cette dimension de la prise d’otage qui pour certains était déjà particulièrement présente, ceux-ci ayant déjà rencontré des figures barbares par le passé, et ce, quelle que soit la forme particulière de la rencontre. Cette modalité était forcément effractante, imposée, violente, déshumanisante et relayant l’individu dans un monde d’entre deux, de survie. Le sujet aurait dû faire face à une perte totale de sens et de repères. Par nature lié au premier événement, l’individu « est beaucoup plus sensibilisé à des processus autour du deuil, de la perte, ainsi que faisant face à des difficultés liées à la transmission psychique et bien d’autres choses. » (Mesic, 2022).
Les expériences traumatiques dans ce contexte cumulatif de guerre en Ukraine, d’insécurité économique et de pandémie, feraient ressurgir les anciens spectres des violences passées. Les esprits plus ou moins tourmentés, avec des blessures psychiques à peines suturées se retrouveraient en grande difficulté face à la réactivation de vécus anciens.
La crise sanitaire est venue imposer aux populations de se confiner avec l’injonction « Restez-chez vous » et avec ce mot d’ordre : « Nous sommes en guerre ». Comment peuvent résonner ces mots aux oreilles de personnes en exil, demandeurs d’asile ? Il n’y a pas véritablement de mort imminente comme nous le connaissons sur terrain de guerre, pas d’homme barbare disons visible. Ces individus exilés sont pris entre la fuite de l’événement initial et l’enfermement imposé par la mesure sanitaire. Ceux qui souffrent de fantômes du trauma, de mémoire dissociée par l’encapsulation d’un vécu de viol entre autres, tout comme de l’expérience qui a conduit à l’exil, si ce n’est suffisamment transformé, élaboré, partagé, seraient envahis par la peur et par l’angoisse avec des difficultés de différencier ce qui proviendrait de l’expérience passée et de celle de l’actuel. Le pays d’asile devient alors tout autant dangereux que celui fuit car il est alors possible de rencontrer la mort. Les sentiments de perte et les vécus d’abandons sont ravivés. La sécurité relative externe et interne trouvée par divers moyens jusque-là est alors toute relative.
Le covid a affecté toute la population par ses impacts socio-économiques et psychologiques. Les effets se constatent de façon individuelle, collective, et par la responsabilisation dans le développement de sa propagation et de sa dispersion. Nous avons là, en complément du port du masque et de ce que cela représente dans les interactions sociales, psycho-affectives et psycho-développementales, un terrain tout à fait favorable pour faire le terreau d’une psychose. Nous avons relevé des messages contradictoires tels qu’être solidaires, appartenir à une communauté, un groupe, avec la commande d’abandonner toute opposition et toute posture individuelle mais en maintenant les interrelations. En même temps, les mesures ordonnées conduisaient à se replier dans son chez soi, et de se mettre à distance d’un autre potentiellement dangereux et porteur du virus. De la peur de l’autre mixée à la figure inquiétante et dangereuse de l’étranger (Freud, 1919). Les populations les plus fragilisées dont les exilés et ceux ayant connu des expériences traumatiques, qu’elles soient précoces ou non, étaient aux prises de véritables conflits à savoir essayer de penser quelque chose de l’évènement actuel ou bien accepter tout ce qui est dit des différentes directives gouvernementales, dénier l’actuel, parce qu’il n’est pas possible de donner de sens à ce qui s’éprouve dans l’instant. Nous observions des comportements de soumission, d’abandon, de lâcher prise et d’adhésion sans réflexion possible pour certains. D’autres étaient bien en difficulté de prendre une direction et des choix de vie (port ou non de masques, décisions autour des vaccins). Le Moi étant déjà fragilisé, la capacité à prendre une décision supposée juste et bienveillante pour soi était rendue complexe.
Pandémie et guerre, des symptômes et accélérateurs des processus de déliaison. Comment traiter le négatif au milieu d’une violence originelle à découvert.
Bien sûr, il y a des enjeux et des conséquences psychiques, socio-économiques et socio-politiques de cette crise qui, pour ainsi dire à l’image de ce coronavirus, se sont propagées à toute la planète entière. Gaïa Barbieri et Georges Gaillard (2020) démontrent en quoi cette pandémie est venue « exacerber des processus qui étaient déjà en cours dans les sociétés contemporaines ». Cette « évaporation de la responsabilité collective » abordée par les auteurs constitue « un point de retournement ». Nous avons assisté impuissants à une crise des espaces et lieux de territorialisation mais aussi à celle du groupe collectif et des métacadres qui auparavant assuraient une forme de protection, contenance, par l’homéostasie et les différentes alliances, pactes dénégatifs en place. (Kaës, 2014). La pulsion de mort est à l’œuvre actuellement comme l’avait déjà dénoncé Freud dans les mécanismes qui ont conduit à la première guerre mondiale. Le malaise dans la civilisation est aujourd’hui possiblement plus élevé car les échéances écologiques planétaires qui s’annoncent demandent de faire des choix. La peur du changement, de la perte de repères et des habitudes amènent inévitablement à la résurgence de pulsions morbides et à la désignation inévitable d’un bouc émissaire. (Girard, 1972). Lorsqu’un système est défaillant à différentes strates, la violence originelle refait surface et nous arrivons à la désignation d’une victime à sacrifier pour détourner la violence de tous contre tous sur des personnes et des communautés particulières. Les cartes étaient rebrassées, redistribuées et le travail d’appropriation subjective de l’expérience difficilement accessible. La mise en retrait liée aux mesures de protection et de santé voire politiques conférant une mise à l’abri sous contrainte poussa les populations à se ré-organiser et ainsi co-créer de nouvelles formes de territorialisation face à la déliaison apparente. Pour autant tous les individus n’arrivèrent pas à qualifier et traverser l’expérience de la même manière et sur les mêmes modalités d’organisations.
Les réseaux sociaux, le virtuel, les visios et le télétravail furent sur-investis. Ils permettaient alors de réduire la distance, d’offrir une fenêtre sur l’extérieur et d’aussi entretenir des liens amicaux, individuels, familiaux et professionnels et donc groupaux. L’acte virtuel fut alors une modalité de refuge contre la dépression, une limitation des troubles anxio-dépressifs et la scène virtuelle apportait un apaisement de l’angoisse par la mise en relation induite. (Rimbaud, 2018). Elle fut un formidable outil de mise en lien, de connexion et d’interrelations.
La population ne pouvant pas avoir d’action sur le virus s’organisa à un niveau collectif pour manifester bruyamment, joyeusement et partager ensemble le temps de 20h00 pour remercier les soignants en tapant sur des casseroles, ou lors de séances de musiques réalisées depuis les balcons des uns et des autres en concerts improvisés à destination des habitants du quartier. Il y eut de nombreux moments de liesses partagées sur les réseaux sociaux, alors devenus un outil de rassemblement collectif et individuel. Pouvons-nous penser que ces réseaux sociaux furent un véritable espace culturel utilisé comme lieu de transformation du négatif ? Il y aurait par là une tentative de réappropriation de l’expérience collective avec un apaisement du lien social affecté par le traumatisme. Nous pouvons imaginer sans doute qu’il s’agissait d’une forme de prise de contrôle de l’évènement qui s’imposait surtout pour ceux dont l’impossibilité de pouvoir se déplacer, physiquement comme auparavant, apportait le vécu de contrainte et d’entrave à tout mouvement.
Aujourd’hui, après de multiples tentatives de refuser ou traiter ce négatif, il semble que nous assistions à quelque chose de l’ordre de l’effondrement. Les institutions sociales, judiciaires, médicales sont en difficulté. La population, les couples, les familles, une partie de la société se déchirent, explosent. Nous avons assisté à une montée de l’extrême droite en Europe, France, Suède et Italie par exemple. La capacité à tolérer un autre que soi est rediscutée. L’autre constitue une menace, l’altérité est remise en question au bénéfice des principes d’auto-conservation. La violence archaïque s’exprime sur de multiples scènes qu’elles soient institutionnelles ou bien dans le domaine privé. Cette violence inhérente au lien entre les humains s’exprime à ciel ouvert. Georges Gaillard et Guy Gimenez évoquent qu’il « convient de souligner que le fond de destructivité et de Barbarie, inhérent à la constitution du sujet (Kant, 1792 ; Freud, 1933 ; Arendt, 1951 ; Zaltzman, 1998), n’est jamais totalement transformé, malgré ce que nous aimons nous donner à croire. Nous savons qu’en grande partie il est mis au silence dans les cadres (Bleger, 1966), et noué dans les liens où s’étaye le sujet. Il est notamment noué là où le sujet joue ses identifications : la scène de ses liens amoureux, et la scène où il développe sa créativité sociale, dont centralement (mais non exclusivement) la scène professionnelle. L’une de ses expressions privilégiées est constituée par le versant mortifère du narcissisme, ce qu’A. Green (1983) désigne comme narcissisme de mort. (…) La scène institutionnelle constitue l’un des terrains d’expression privilégié du narcissique, par les effets d’image, le pouvoir qu’elle potentialise, et la complexité des configurations en jeu. » (Gaillard, 2002).
Les sujets, publics, patients que nous accueillons au sein de nos institutions, nos cabinets sont donc pris dans ces enjeux groupaux et sociétaux. Nous sommes engagés dans « une véritable crise généalogique » laissant peu de place à la subjectivité. « L’hypermodernité promeut une culture managériale, culture des résultats et des « stratégies gagnantes », qui ne s’embarrasse pas d’une négativité car trop encombrante, ni des incidences de ses actions à moyen et long terme, et qui fait fi de la complexité. La compréhension qui découlait d’un regard établi sous le primat de l’inconscient, se trouve à présent discréditée ; elle devient l’enjeu d’une volonté de rupture des filiations antérieures. » (Gaillard, 2002). Cela rend donc le parcours de soin bien complexe pour tous ces millions d’exilés, de patients foudroyés par des expériences traumatiques.
La pandémie, tout comme la guerre en Ukraine, a été un véritable accélérateur des processus de déliaison qui opéraient déjà en arrière-scène mais qui étaient cependant équilibrés par les fonctions instituantes de nos différentes institutions. La guerre est une histoire de vieille histoire répétées par des tyrans, « lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leur parole, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là en toute beauté et toute jeunesse le début de la tyrannie. » (Platon, v. 375 av. J.-C.).
L’être avec et l’être ensemble une nouvelle forme de résistance et de co-création. Les groupes de psychanalyse multifamiliale adjacents à la responsabilité, le désir et l’engagement du psychanalyste face aux mutations actuelles.
« Sans identification, on ignore l’autre ; sans éclat de la différence, on se perd soi-même. »
Tzvetan Todorov (1989).
Que retenir de tout cela… ? Nous sommes au milieu de multiples paradoxes dès qu’il est question d’expérience qualifiée par certains d’extrême. Écrire, partager, élaborer, transmettre, rendre partageable, c’est aussi une tentative de se représenter l’irreprésentable. Est-il véritablement possible de qualifier l’expérience de tous ces individus exilés sans en faire une généralité ? C’est un exercice difficile semble-t-il et un piège dans lequel il ne faudrait pas tomber. L’expérience se veut subjective, destructrice. La pandémie et la guerre en Ukraine étaient aussi à interroger du côté de la destructivité et de la déliaison. C’était en tout cas une nécessité impérieuse de discuter de cette superposition de multiples événements présentant un caractère allant du choc à l’exposition au traumatisme continu pour les personnes vulnérables psychiquement ainsi que pour celles ayant déjà vécu et éprouvé un trauma qu’il soit de l’ordre d’une guerre, d’un exil, d’un viol ou précoce par défaut de figure secourable.
Au niveau du traumatisme, Olivier Douville (2003) nous dit que « le trauma serait alors une figure de régulation de la « mort du sujet », de l’expérience du néant, qui permet à cette mort subjective de se conjoindre à de l’événement : celui de la ruine du corps de l’autre (le semblable, le groupe de semblables). (…) La ruine du corps de l’autre et la disqualification du tiers qui en résulte scinderaient alors l’épreuve de la castration entre une castration brutale, réelle, et une castration symbolique. (…) Si la castration assumée fait tenir le corps, en revanche, dans l’expérience de la traversée du trauma, le sujet, d’avoir échappé au danger, n’en arrive pas pour autant à limiter la destructivité. La mise en mots de l’expérience du danger et de l’affect de frayeur ne suffit pas ».
Le dispositif de psychanalyse multifamiliale, que j’ai découvert il y a de ça maintenant huit ans, pourrait être une piste à développer et à proposer en France, aux familles et aux patients, ayant entre autres traversé des expériences de vie déshumanisantes. L’Argentine, créative en la matière, sans doute à l’issue de nombreuses années de guerrese et aussi suite à une grande période de crise s’est mobilisée sur de nombreux plans y compris donc en matière du prendre soin des populations. La psychanalyse multifamiliale a vu le jour dans les années soixante à Buenos Aires à l’initiative originale de Jorge García Badaracco (1989). Même si le dispositif groupal était initialement conçu en milieu hospitalier psychiatrique, à destination de patients schizophrènes, il se pense aujourd’hui comme un espace de possibles ouvert à tout sujet sans catégorie nosographique spécifique. Influencé par de nombreux auteurs et psychanalystes dont les concepts et la théorie ne sont plus à défendre, les apports de Bion, Winnicott, Searls, Bateson, Mahler, Freud, Klein, Diatkine, Nacht, Eyn, Racamier entre autres… (la liste est longue), ont empreint la pratique de Jorge García Badaracco. Ceux-ci me semblent tout à fait essentiels dans l’accompagnement des sujets dont le traumatisme est venu modifier le rapport au monde, à l’autre et à soi et dont les héritages et transmissions intergénérationnels et transgénérationnels sont à explorer. Le dispositif multifamilial serait long à décrire, il s’appuie sur un matériel intergénérationnel et transgénérationnel et sur de multiples possibilités identificatoires entre les participants et les psys qui assurent la coordination. Comme l’évoquent Graziella Bar de Jones et Alberto Jones (2020) : « L’interprétation de l’inconscient ne sera pas le mode d’intervention (…) On cherchera plutôt que les processus thérapeutiques émergent d’eux-mêmes, à partir des milles voix s’élevant dans ces réunions, avec les résonances conscientes, préconscientes, inconscientes que le partage des vécus déclenche dans chacun. (…) Les effets de la multifamiliale permettront de s’identifier ou de se différencier, de récupérer des souvenirs , de mettre en mouvement les aspects scindés, les traumas, et où chacun fera ses propres découvertes, accompagné et soutenu de façon stable et confiante par une équipe qui offre la possibilité de construire maintenant des interdépendances réciproques normogènes au sens de Garcia Badaracco (1998) (…) nous avons pris un tournant dans notre façon de penser pour pouvoir adjoindre et intégrer à notre attention flottante une nouvelle façon d’entendre et de regarder. C’est-à-dire qu’aux phénomènes de l’inconscient et de leurs différentes interprétations, nous avons dû ajouter d’une part la présence en nous des autres et, de l’autre, les interdépendances réciproques avec ces autres, ces autres au sens concret et bien plus encore intrapsychiques du terme. Nous cherchons à remplacer avec le temps les interdépendances pathogènes par des interdépendances normogènes : de nouveaux liens où peut se développer la possibilité de compter les uns sur les autres. Dans ces rencontres multifamiliales, on retrouve la recherche confiante de la virtualité saine, la capacité des thérapeutes de ne pas favoriser les répétitions et de montrer une réponse différente à celle que l’on a toujours reçus en famille-traumatique. »
La multifamiliale est donc un dispositif tout à fait intéressant qui permet aussi cette présence de l’autre, cette hospitalité, ce principe d’humanité et cette fonction de témoin que j’ai développés plus haut qui me semblent nécessaires dès que nous approchons la question du traumatisme entre autres en asymétrie avec nos patients. Le psychanalyste, le groupe (représentant le collectif, le social et l’individuel multiple) ici se veulent témoins, présents, figures secourables, et viennent accompagner l’individu dans son historicisation. Ils offrent une fonction symbolisante, où « le surgissement de l’espoir » est un élément central. Cette fonction s’en veut décuplée puisqu’il s’agit là de partager l’expérience à un niveau groupal et que le cadre a aussi une fonction instituante. Nous retrouvons donc le partage de génération et le devoir de mémoire en arrière-scène non forcément saisissable par les participants mais tout à fait actif. Dans cet espace groupal nous sommes protégés de cette Barbarie opérante sur l’extérieur. Conçu comme un espace méta-transitionnel, l’espace de rencontre se veut confortable et agréable. Alors que pendant ce temps, sur la scène externe au groupe, « dans toute configuration groupale, sociétale, la déshumanisation de l’autre, son asservissement à ses propres fins, et donc la Barbarie, ne sont jamais loin. Socialement nous nous leurrons aisément en rapport à ce fond de destruction, de morbidité présente en chacun, à coups de refoulements, de dénis et de clivages. » (Gaillard, 2008).
La puissance de la pulsion de mort tout comme le trauma sont des sujets à prendre très au sérieux et avec humilité. Les mutations actuelles malmènent les institutions garantes du lien, de la loi et des règles qui ont ce rôle et cette fonction instituante. « Les fondements de la Culture humaniste, écrivait Georges Steiner, sont remis en question. » Le spectre de la Barbarie s’est réveillé au cœur de l’Europe et peut-être même pourrions-nous penser cela à un niveau international, si nous faisions un retour sur image jusqu’au début de la période du covid, à laquelle nous avons assisté, par exemple, de la manière de gérer l’évènement pandémique selon les pays concernés. « Nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la Barbarie. » (Freud, 1939)
La pandémie, la guerre en Ukraine sont venues mettre un temps d’arrêt dans nos habitudes et nos certitudes. La psychanalyse, inscrite dans la cité, est concernée par l’exil, la politique, la guerre, les transformations sociétales, les événements internationaux tels que la pandémie ou toute autre grosse catastrophe collective ou individuelle. Elle tente de penser sans être dans une position de savoir entre autres « l’incondition » de l’homme, la réalité humaine, le symptôme « qui résulte de la mise à mal de ce principe qui conditionne l’humanité de l’homme et la possibilité du transfert. » (Segers, 2009). Souhaitons que ces multiples crises ne nous conduisent pas dans une impasse. « La psychanalyse, par l’accent mis sur l’écoute de l’altérité, pourrait ouvrir à de nouvelles ritualisations, de nouveaux modes d’historicisation à la place que ceux qu’imposent le repli sur la pureté, la virginité, le refus, le métissage, l’hybridation et contre l’évidence du renouvellement des générations. La psychanalyse (…) est affaire de passage et traversée d’altérités. » (Segers, 2009).
Tout ce qui peut déranger est refusé, nous sommes dans une aire hygiéniste et eugéniste. C’est un symptôme d’une mutation non anodine. Dans une société prédatrice et déliée, où l’ultra-utilitarisme et le monde numérique ont place dans la cité, la reconnaissance de la demande d’un sujet à être entendu comme sujet est bien mise à mal. « Le psychanalyste qui refuse de sortir de sa caverne n’est pas crédible » (Segers, 2009). La responsabilité, le désir et l’engagement du psychanalyste sont donc tout à fait primordiaux. Il est convoqué à répondre de sa place à partir de sa vérité et de ses éclairages. J’ai tenté d’interroger en tant que témoin ce qu’il se dégageait des subjectivités modernes, des événements actuels qui signent une mutation profonde des codes et modes de relation à l’autre. Le traumatisme est dans la rencontre avec l’autre et ce qu’il nous fait vivre, éprouver. De l’insupportable, de l’innommable au chaos, il y a des limites à l’analysable.
« Dans un tel contexte, il convient de se rappeler que le travail d’appropriation subjective, la construction du sujet, s’inscrit dans du temps long, et que les identifications prennent ancrage dans l’histoire, tout comme les symptômes. Ce « management gestionnaire » participe à la méconnaissance du primat de la pulsion de mort. (…) C’est toujours dans les marges que la créativité trouve son terreau le plus fécond. Le symptôme est la part du sujet qui refuse de se laisser réduire (dans l’emprise ou l’abandon). » (Gaillard et Gimenez, 2013). De nouvelles formes de mises en liens se dessinent sous nos yeux malgré la solitude des sujets fragilisés par les différentes multiples crises superposées. Nous pourrions relever, comme Maffesoli le cite, que l’individualisme qui caractérise notre ère postmoderne a fait son temps. « L’haptique (haptos), c’est à dire le tactile qui est au fondement de l’être ensemble » a pris le relais. Malgré les stratégies de la peur, de la terreur et de la Barbarie, « l’être avec » prime. (…) « L’ensemble de la société est atteint par l’usure du temps. D’où l’espèce de palingénésie que cela induit. Je veux dire que, par une sorte de processus cyclique, c’est à partir du chaos que s’opère une re-création totale. » (Maffesoli, 1993 ; 2021).
Nous ne pouvons changer les évènements auxquels nous sommes confrontés, mais nous pouvons modifier notre manière de vivre et de regarder ce réel. Il s’agit ainsi de le sublimer, tenter d’advenir pour devenir, rester acteur au cœur de cet espace de liberté réduit par la contrainte, que ce soit du côté d’un exil ou de toute autre situation traumatique, ou bien du covid. Se redonner un espace de liberté permet de diluer, réduire, effacer la peur.
L’humanité, nos différentes civilisations, ont traversé de terribles épreuves. Les guerres mondiales, actes de terrorismes, violences politiques, traumatismes individuels et collectifs, persécutions de populations à jamais meurtries, ne doivent empêcher de rêver, pour soi, pour nous et pour nos enfants à venir, les futures générations à qui nous transmettons nos héritages de vie, nos expériences et une pulsion de vie. Penser à soi et à l’autre, sans excès, avec une éthique, de la sincérité, des principes d’humanité et d’hospitalité est une condition pour que le traumatisme puisse laisser place à un futur possible à construire.
Les prochaines années à venir seront l’occasion de regarder l’avenir avec espérance et lucidité et de faire porter tous les espoirs en nos capacités, en nos potentiels et aussi en notre esprit collectif créatif pour que nous puissions transformer et réinventer de nouveaux modes de vivre ensemble face aux défis qui nous attendent.
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