Mis en avant

Exil, exposition traumatique continue en période de pandémie et de guerre en Ukraine, rencontre avec Thanatos et réactivation de trauma. Le psychanalyste dans la cité. 

Article paru dans la revue Resonantia n°2 pour l’Association BabelPsi

« C’est l’iniquité et l’unicité de cette violence qu’il faudra décrypter, démêler, apaiser, soigner avec au cœur la modestie de celui qui sait qu’on ne pourra pas réécrire l’histoire, avec au cœur cet idéal que ce soin est un chemin de paix (…) La bonne mesure du soin, c’est le « sur mesure ». Celui qui a été complètement dénudé, dont l’existence ne tient plus qu’à un fil, il nous appartient de le revêtir du plus ajusté des costumes, pour l’aider à vivre la suite de son histoire. » – Antoine Ricard, Président du Centre Primo Levi.

Après ces deux ans de pandémie et la période de confinement, comment les populations exilées, migrantes, vivent-elle la période actuelle ?

Les derniers conflits successifs du XX° siècle et du XXI° siècle conduisent le psychanalyste à réinterroger et à repenser sa pratique et à ce dans quoi il est engagé. Qui d’entre nous n’a-t-il pas rencontré au sein de son cabinet ou de l’institution où il travaille un patient avec un parcours de vie traumatique, d’exil ou de migration, fait d’exil réel ou psychique ? L’expérience actuelle autour du covid ajoutée à cela et que nous traversons tous à un niveau collectif pourrait être digne d’une dystopie vu l’étonnante irréalité parfois ressentie successivement part nombreux d’entre nous. De la science-fiction de l’irreprésentable ou de l’innommable il est bien difficile de qualifier ce qui s’inscrit et vient faire effraction dans notre psyché.

L’être humain peut être conduit à vivre de longues périodes de vie sans se confronter à l’impression que la mort serait imminente. Habituellement ses expériences s’éprouvent ailleurs, dans un pays en guerre, au milieu de conflits ethniques, politiques ou religieux par exemple. Les dictatures et totalitarismes ravagent les psychées, font voler en éclat les ancrages individuels de la population. Depuis la pandémie, n’avons-nous pas été nous-même habités à un moment où un autre par cette question de danger ou de mort imminente ? C’est une question tout à fait essentielle.

Avoir conscience de notre finitude et de notre mortalité et voir l’ombre de la mort s’infiltrer dans tous les espaces du collectif, l’observer s’approcher d’un proche ou de soi-même, ce n’est absolument pas la même chose. Ainsi, la pandémie est un fait actuel, tout comme la guerre en Ukraine dont l’une des zones de guerre comme celle de Kherson n’est qu’à 2500 km et vingt-trois heures de route de là où j’écris. Cela doit nous pousser à interroger sur ce qu’il y a d’impensé et d’inédit dans ce que nous traversons. C’est aussi un acte de symbolisation collectif et individuel me semble-t-il…Il semblait intéressant d’explorer ce que ces nouvelles formes de crises cumulatives et continues peuvent avoir comme impact et incidence sur les sujets déjà traumatisés.

Comment accompagne-t-on un patient ayant subi de multiples traumatismes et deuils irreprésentables ?

Dès lors qu’il s’agirait d’un parcours migratoire où la destructivité et la déshumanisation seraient centraux, nous savons que l’identité même de l’individu est alors mise fortement à l’épreuve. Pourrions-nous parler de clinique de l’extrême sans que le terme en lui-même ne nous engage pas dans quelque chose qui serait de l’ordre de la fascination, de la séduction, qui se rapporterait au traumatisme éventuel ? Auprès des populations exilées, tout comme auprès de nombreuses personnes ayant connu une expérience traumatique, nous sommes dès lors projetés dans une atmosphère hors normes, entre Eros et Thanatos, entre les vivants et les morts. La sur-vie est une thématique centrale tout comme la question du trauma intentionnel partagé et de la résurgence des catastrophes et des angoisses passées. 

La superposition des évènements actuels, telles que la pandémie, la guerre en Ukraine, les conséquences économiques qui en découlent, ramènent à découvert les traumatismes antérieurs pour chacun si ceux-ci n’ont pas été suffisamment symbolisés. Avec des sujets exilés, traumatisés par un événement d’une violence inouïe, il s’agirait alors pour le psychanalyste, au détour d’une relation transférentielle particulière de repérer comment le Moi du sujet fait face à la réactivation du trauma. Nous retrouverions aussi la nécessité d’être alors à ce moment-là une figure secourable (Freud, 1895) qui fera office de lieu de dépôt, lieu de prêt de son appareil à penser. Un des buts serait de viser à offrir un espace de transformation et en même temps d’apporter une contenance psychique tout en accompagnant le sujet à rendre l’expérience nommable, traduisible, partageable et assimilable pour la psyché. Cela favoriserait la relance d’un processus habituel de production de sens et d’activité de symbolisation en même temps qu’il s’agirait de rendre l’expérience historicisable et partageable. Nous ne pouvons pas faire l’impasse de l’historicisation de traces et vestiges de l’histoire en complément du travail de remémoration. 

En complément, il semble essentiel que le sujet puisse accéder à une forme de représentation de la re-présentation comme nous le transmet René Roussillon à partir de toute son élaboration métapsychologique autour de l’activité de symbolisation. « Il ne suffit peut-être pas que l’expérience ne soit réinvestie que modérément pour qu’elle soit subjectivement vécue comme une représentation, il faut peut-être aussi une transformation qualitative et pas seulement quantitative. (…) En d’autres termes, l’expérience passée se re-présente bien toujours, ce qui parfois échoue est que cette re-présentation se saisisse d’elle-même comme telle, se réfléchisse comme telle, comme représentation. C’est là que la pensée de la genèse de la représentation subjectivement vécue comme telle, ne peut sans doute plus se contenter d’être seulement pensée au sein d’une conception solipsiste qui ne requerrait que l’absence de l’autre, c’est là peut-être qu’il faut aussi faire l’hypothèse d’expériences spécifiques de l’activité représentative elle-même, d’expériences capables de réfléchir celle-ci. (…) La centration sur la seule dimension de « l’ici et maintenant » du transfert au détriment du nécessaire travail d’historisation et de « recomposition du passé des années oubliées » (…) laisse de côté toute l’importance du travail de re-présentation, de mise en représentation qui s’effectue dans l’historisation précise du sujet, elle ampute la psychanalyse d’une partie du travail essentiel et fondamental de représentation de l’origine de soi et donc de représentation de la représentation elle-même, de représentation de la représentation comme pivot de l’analyse des impasses du narcissisme, des impasses du travail de deuil. » (Roussillon, 2003). Il y a toujours symbolisation, même dans une non-symbolisation apparente, c’est un élément essentiel à retenir. 

Du choc au trauma, aspects cumulatifs, dynamique continue, état des lieux, observation de la situation actuelle… Le psy porteur de valeurs d’humanité et d’une éthique de l’hospitalité.

La France avait été profondément touchée par les attentats terroristes de 2015 et nous étions loin d’imaginer à l’époque qu’un événement collectif d’une telle ampleur telle que la pandémie viendrait marquer un temps d’arrêts dans nos habitudes, notre quotidien et par la même occasion nous prendre au corps simplement déjà par les mesures politiques de protection ordonnées.

Nous subissons encore à l’heure actuelle les effets de la pandémie de 2020 et la guerre en Ukraine annoncée fin février 2022 s’est faite sidérante par son ampleur médiatique, ses motivations, les fantasmes qui en découlent et par la qualité d’implications des différents pays plus ou moins engagés. Quelques mois nous séparent du début du conflit et c’est peut-être le temps nécessaire qu’il faut pour pouvoir évoquer ce sujet de l’expérience traumatique et de la réactivation d’un trauma possible pour les populations exilées.

Nous savons que deux personnes ayant vécu ou assisté aux mêmes scènes de violences ne seront pas traumatisées à l’identique. Derrière tout cela la singularité de chacun et l’impossible généralisation. Pour autant, les expériences traumatiques portent un pouvoir désorganisant, désaffilient et désarriment le sujet. Le trauma conduirait à une rupture du lien aux autres et au monde. « Dans notre clinique, nous préférons utiliser le concept de désaffiliation qui présente l’avantage de sortir d’une conception de la perte, et d’introduire une réversibilité possible dans la logique du phénomène trauma/lien social. Ce concept nous situe donc du côté du processus et du vivant. » (Maurin, 2018). 

Pour Olivier Douville, « le traumatisme au-delà de la répétition serait aussi un effort pour faire tenir la promesse qu’un secourable est encore vivant. » (Douville, 2022). « La catastrophe plaît au public et la notion de trauma reste amphibologique. De là provient son charme, mais aussi la grande difficulté qu’il y a à en faire usage. Une théorie expéditive pense que le trauma est structurellement une rencontre avec un excès, avec un non-symbolisable. (…) la notion de « choc », puis celle de « stress » ont, l’une et l’autre, pour effet de diluer considérablement le terme de trauma, lequel viendrait alors recouvrir toute blessure physique ou morale, tout dommage. Il est vrai que cet amalgame entre choc et trauma facilite la promotion des idéologies victimaires. Répétons-le, il y a quelque chose dans le trauma qu’il est impossible de réduire à quoi que ce soit qui serait un modèle purement réflexif. L’expérience traumatique ne se déclenche pas immédiatement après le choc, (…) elle se cristallise en stase sur un mode mélancolique souvent, paranoïaque parfois, lorsque le sujet ne peut plus faire rencontre d’un semblable en qui croire ou qui croit en lui, lorsque les pouvoirs de la parole s’érodent faute de rencontrer un autre sur qui compter, un autre qui use de la parole pour garantir qu’une expérience de la communauté est encore possible pour le sujet. » (Douville, 2003).

De notre place de psychanalyste, il est toujours difficile, quasiment impossible de parler de tels événements traumatiques sans être trop collés à l’objet, fascinés ou sidérés. Il serait tentant de généraliser et confusionner les notions de choc et de trauma qui sont à différencier. L’exercice d’écoute et d’écriture sont encore moins aisés qu’habituellement dès lors que nous partageons nous même la même expérience collective que nos patients. Nous avons là, il me semble, une position tout à fait essentielle auprès de nos patients qui serait celle d’être un témoin, même si l’asymétrie est réduite, car nous partageons possiblement le même bateau avec des tonalités d’angoisses qui présentent des similitudes. Ainsi nous pouvons être engagés dans l’expérience collective et en même temps témoins partageant l’expérience actuelle d’un patient. C’est une approche intéressante. C’est une réalité que nous connaissons tous et que nous avons déjà plus ou moins sans doute expérimentée. Un grand nombre d’entre nous selon leurs expériences infantiles, leurs vécus, leur mode de relation à leurs premiers objets, la teneur du travail analytique réalisé, se sont vu penser ce point d’écart asymétrique, le rapport à la jouissance individuelle et le cumul d’expériences collectives ainsi que l’engagement dans le contre-transfert. 

Nous pourrions aussi réfléchir et penser à comment cette addition d’expériences qui revêtissent une charge potentiellement traumatique pourraient réactiver le trauma au sein des populations exilées ou migrantes. « Dans cette clinique du trauma, nous repérons combien les possibilités thérapeutiques sont interdépendantes des conditions de réalité concrète des patients. Pour être en lien avec les autres, avec le monde, il y a nécessité d’une place, d’une adresse, d’un lieu. Pour s’affilier à d’autres, il faut se ressentir accueilli en tant que semblable. » (Maurin, 2018). Il s’agit là donc de signifier que le psychanalyste puisse porter naturellement en lui des valeurs d’humanité, mais aussi de celle d’une éthique d’hospitalité avec l’ambition de « Restaurer l’homme dans sa capacité de choix, dans sa liberté, dans sa faculté à agir sur le monde » ce qui serait « aussi essentiel que de le nourrir, de le couvrir ou de le soigner. » (Martin, 1995).

Comment donc accueillir les familles y compris celles en provenance d’Ukraine, comment les accompagner et leur offrir un lieu d’hospitalité, de dépôt et de transformation de l’expérience traumatique ? La question de l’accueil s’est rapidement posée, alors que nous avions déjà des populations exilées sur notre territoire qui, elles, faisaient face aux premières annonces et images anxiogènes de presse papier, de télévision et réseaux sociaux. 

Dès que les médias annoncèrent le conflit en Ukraine, quelques patients issus de familles exilées me firent part de leurs angoisses, de leurs inquiétudes et surtout de leur impossibilité de pouvoir nommer précisément l’émotion traversée dans l’actuel. Nous avions déjà tous vécu cette expérience avec le Covid où nous avions dû aménager nos cadres psychothérapeutiques, analytiques afin d’accueillir les angoisses et différents éprouvés, voir les silences, la sidération et le repli pour certains patients en difficulté de qualifier cette expérience de la pandémie.

Les ressources individuelles de la population s’étaient peu à peu réduites suite à la successivité des différentes crises. Ces types d’expériences modifient le sentiment de continuité de l’existence et peuvent provoquer une rupture du sentiment d’être qui s’inscrirait pour certains sujets dans la répétition en même temps que le trauma se répète lui aussi. Nous y retrouvons donc un caractère continu à cette rupture.

Telle une course marathonienne, mais avec quelque chose qui s’imposerait de l’urgence constante, et du danger immédiat, d’un avenir incertain, nous étions convoqués à devoir endurer sur une longueur de temps indéfinie multiples épreuves sans un répit suffisant à nous recharger libidinalement parlant. Difficile de reconstituer nos ressources psychiques ou de prendre appui sur elles à partir du moment où il y a donc une succession d’évènements laissant planer l’idée d’une menace immédiate, constante. Le traumatisme se veut alors avec une intensité continue lui aussi comme celui que nous observons dans les situations de violences intrafamiliales (Henriquet, 2021). Nous savons que la peur couplée à l’intensité d’un événement à charge traumatogène facilite le développement de troubles mentaux. Classiquement nous avons une capacité d’adaptation émotionnelle, mais là après deux ans de pandémie, de nombreuses mesures politiques, sanitaires, économiques, les populations n’ont pas eu de répit.

L’Ukraine est venue enfoncer le clou, appuyer sur la blessure et le trou béant causé par le trauma initial. La santé des Européens mais aussi des personnes ayant connu un parcours migratoire ou d’exil est donc bien amoindrie. Nous avons vu l’état de santé se dégrader chez les populations âgées, chez les adolescents et les plus jeunes en phase de latence. Les enfants furent nombreux à devoir être hospitalisés pour des agirs auto ou hétéroagressifs spectaculaires et bruyants, des tentatives de suicides. Les services pédiatriques et pédopsychiatriques n’avaient pas la disponibilité de lits et de personnels suffisants. A ce jour, la santé mentale des jeunes enfants et des adolescents est toujours très préoccupante. Les délais de prise en charge se sont rallongés et tous les publics ne peuvent bénéficier de soins hormis si ceux-ci relèvent d’un caractère d’urgence proche d’un tri comme nous le pratiquons en médecine de guerre ou en service de réanimation. Il n’y a pas de possibilité d’accueillir toutes les demandes.

La population qui était déjà plus ou moins fragile ou vulnérable avec des assises narcissiques relatives, témoigne de difficultés massives, signe de réels mal-être adressés aux institutions médico-sociales, judiciaires et médicales sans que celles-ci puissent accueillir le dépôt d’angoisse. Celles-ci étant elles-mêmes bien mises à mal au niveau du manque de personnel démissionnaire ou en arrêt de maladie, la crise s’étant infiltrée dans tous les espaces du socius. De nombreux suicides, faute de prise en charge possible ou liés à l’absence de figure secourable se déroulent, sont constatés et sont relayés régulièrement dans la presse papier, les journaux télévisés, les réseaux sociaux.

A ce jour, les chiffres de l’OMS annoncent une augmentation de 30 % des troubles dépressifs et d’environ 25 % des troubles anxieux. Nous ne savons pas ce qu’il en sera dans six mois. Le conflit ukrainien aura lui aussi des conséquences maximales sur la santé mentale par l’effet singulier mais aussi cumulatif qu’il représente auprès d’une population déjà fragilisée. Les passages à l’acte hétéroagressifs et actes d’incivilités retournés contre l’autre sont en nette augmentation. 

Depuis plus de deux ans, les médias transmettent en boucle des informations traumatogènes qui étrangement attirent, happent ceux ayant un vécu traumatique. Une majorité de la population, la plus angoissée, la plus narcissiquement atteinte, passe des heures devant l’écran télévisé à écouter les informations bruyantes et sidérantes qui pénètrent via ce moyen de transmission à l’intérieur de l’habitat. Derrière la recherche de se tenir informer, nous pouvons questionner la tentative de se représenter le trauma. Cet habitat, représentation du psychisme individuel et familial, dernier bastion de sécurité avait été énormément investi, de force et sous contrainte, pendant cette période que nous avons nommée le premier confinement. A cette époque, le compteur de morts par jour était animé au journal télévisé de 20h00 par le Directeur Général de la Santé, membre du conseil d’administration Santé Publique France, médecin infectiologue, Jérôme Salomon. Cet ancien responsable à l’international de l’institut Pasteur, licencié par l’institut pour raison sérieuse entrait à l’intérieur de nos maisons par le petit écran, à un horaire de grande audience, pendant le repas familial partagé du soir. L’habitat, ce lieu investi, « lieu de décharge des angoisses primitives », était devenu pour la plupart, « garant d’un repère stable permettant d’investir un monde extérieur » réglementé et inquiétant. (Bass, Cuynet, 2018).  Nous étions nombreux assignés en quelque sorte à résidence selon les lois et décrets en vigueur, pour certains dans le déni de la réalité et pour d’autres plongés dans des angoisses des plus mortifères, relevant de premières expériences infantiles ou traumatiques des plus délétères. 

Des autorisations de circuler et des attestations furent rapidement mises en place et à fournir aux autorités en cas de contrôle et de sorties de nos habitations que ce soit pour une sortie réglementée d’une heure ou bien pour aller faire des courses alimentaires, chez le médecin et en séance de psychothérapie ou d’analyse. Beaucoup de comparaisons et similitudes furent établies avec la période des deux guerres mondiales, celle de la peste. Camus était énormément partagé sur les réseaux sociaux. Les soignants, infirmiers, pompiers, ambulanciers, et tous les professionnels autorisés à sortir pour se rendre au travail étaient considérés comme « essentiels », pour certains réquisitionnés par le gouvernement, alors que pour leurs voisins de palier, de quartier, ils revêtaient l’image de porteurs d’une mort certaine. Ils pouvaient être de « super contaminateurs ». Les actes d’incivilités furent alors nombreux pendant cette période après un premier temps de regroupement solidaire à taper sur des casseroles pour les remercier en musique de leurs engagements auprès de la population.

Nous étions alors ramenés à un statut de prisonniers de notre propre habitation pour le bien fondé de notre santé et pour éviter de participer à la propagation naturelle de ce virus invisible qui se transmet par l’air et les voies respiratoires. Il était attendu que nous participions tous à l’effort collectif de « guerre ». Adulte ou enfant, comment ne pas fantasmer dans de telles circonstances !? Être propagateur de mort, tuer ses proches, être porteur du virus, se faire contaminer, être face à notre propre finitude et devoir engager un travail de trépas dans l’urgence. Le point de départ du travail de trépas est l’élément inévitable et indépassable de la mort à venir. (De M’Uzan, 1977).  « C’est un travail sous l’angle de la mort qui est comme l’agent mystérieux des processus. (…) La mort est psychiquement présente sous la forme de peurs, d’inquiétudes, mais en même temps elle échappe aux représentations qui ne peuvent pas la recouvrir entièrement. Si elle est habituellement tenue à l’écart grâce aux barrières de la méconnaissance, le hasard d’une rencontre peut produire une collusion entre un élément de la réalité effective et l’activité intérieure. » (Maillard, 2008). 

Pendant de longs mois, nous étions dans le brouillard ; à chaque nouvelle vague, la lumière au bout du tunnel semblait s’éloigner. Nous commencions à peine à pouvoir anticiper le futur avec optimisme et à reprendre une vie normale, et voilà que de sombres nuages pesaient à nouveau sur notre avenir. Ce manque de perspective est un facteur péjoratif important pour notre santé mentale. Avec la pandémie, certes, elles n’étaient pas efficaces à 100%, mais nous pouvions appliquer des mesures sanitaires pour tenter de nous protéger du péril. Ce n’est pas le cas par rapport à la guerre en Ukraine. Il n’est pas possible de contrôler le déroulement des combats, d’avoir prise sur l’étendue du conflit ou sur l’utilisation d’armes nucléaires. La population se retrouvait à minima fantasmatiquement alors à la merci d’un personnage incontrôlable, un ennemi. Sans rentrer dans les détails de la crise, ni de définir les responsabilités des uns et des autres, les alliances et les pactes invisibles, la population était alors plongée dans un état d’impuissance et les sujets exilés voyaient le spectre de guerres, génocides ou bien de régimes totalitaires fuis ressurgir à nouveau. Nous savons que ce télescopage de vécus passés et actuels est un facteur défavorable pour la santé mentale d’un individu. 

Certaines personnes sont-elles plus fragiles et à risque que d’autres ? Dynamique Barbare, figure de l’horreur, expérience traumatique, exil et absence de figure secourable.

Une guerre, un conflit, une crise, une perte, réveillent parfois de vieux démons bien enfermés dans un caveau hermétique. L’Europe garde en mémoire collective les deux guerres mondiales de 1914-1918 et de 1939-1945 mais aussi celle de Yougoslavie dont les Français se sont sentis plus éloignés car non véritablement touchés, non affectés personnellement. La France est peuplée de descendants de ces guerres et de personnes s’étant réfugiées sur notre territoire alors en fuite de leurs pays d’origine. Tous sont susceptibles de voir ressurgir des traumatismes mis à couvert, amnésiés, ou bien plus ou moins symbolisés. Avec ces expériences cumulatives d’attentats, de pandémie mondiale et de guerre en Ukraine nous avons là un véritable terreau bien propice à la réactivation d’un traumatisme. N’oublions pas non plus les professionnels engagés sur terrains de guerre comme les militaires et les humanitaires qui, eux aussi, ont dû faire face de leur place et dans leur rôle à l’horreur qui se déroulait et se présentait sous leurs yeux. Pour tous, revoir aux journaux télévisés un décompte de morts quotidien, des images de corps transportés dans des camions militaires à la sortie de Bergame (Italie) faute de places « réfrigérées » dans des chambres funéraires ou bien celles de l’Ukraine avec, comme nous avons pu le voir, la découverte de charniers, peut renvoyer l’individu à l’expérience traumatique d’origine. Il s’agit là de figures de l’horreur, de Barbarie, de la pulsion de mort à l’œuvre sous nos yeux, sans aucun filtre. J’aimerais aussi apporter l’idée qu’au-delà de toutes ces populations, cette guerre actuelle en Ukraine et la pandémie sont venues vulnérabiliser des individus ayant subi eux aussi un traumatisme psychique. Ceux-ci ont comme point commun d’éprouver des inhibitions graves et des angoisses élevées. La question du trauma dans la clinique actuelle se pense en lien avec l’existence d’une relation d’objet inappropriée, non disponible. Cela conduit alors à la constitution d’un objet interne pathogène, non contenant, sans fonction alpha et capacité de rêverie, présence authentique, fiable et sécure.  (Bion, 1962). Nous le savons, ce n’est pas l’ampleur du trauma qui fait le trauma, mais le fait d’avoir vécu le trauma et de ne pas avoir eu de figure secourable.  (Freud, 1895). 

Parler aussi d’exil, c’est évoquer la question de la torture et de la violence que nous pourrions qualifier de politique. Alors, les institutions, les gouvernements, ne permettent aucune reprise de l’évènement. Il est courant d’observer les phénomènes d’impunité totale qui renvoient à l’effacement complet d’un sujet objet de sévices et d’être la marionnette ustensilitaire d’un autre. Les exilés ont dû faire face à la mort d’un proche, d’amis, à la destruction des habitations, des repères géographiques. Ils sont les témoins, les porte-parole d’une expérience qui vient nous révéler la possibilité qu’un Mal à, sur et en l’autre, puisse être réalisé avec intention de manière totalitaire et perverse. Ces expériences projettent les individus dans un nomad(s)land, hors lieu, hors zone de non-zone, parfois aux confins de la folie, hors de toute possibilité de sens. La violence vécue a été internalisée, faisant voler en éclat le système de pare-excitation et la sécurité interne du sujet. Le trauma se veut individuel mais vécu aussi en synchronicité avec le collectif. Il se transmet lors d’un double héritage, intergénérationnel et transgénérationnel au travers de contenus élaborés et bruts. « (…) Ce qui se transmet, ce n’est pas seulement le positif. Nous savons mieux aujourd’hui que ce qui se transmet, dans la transsubjectivité des générations, des couples et des groupes, c’est ce qui fait défaut, ce qui manque, ce qui n’a pas reçu d’inscription, ce dont l’inscription a été empêchée, ce qui a été nié, refoulé ou forclos : au prix d’un meurtre silencieux, au prix d’un blanc, d’un trou, d’une éclipse de l’être. » (Kaës, 1989). 

Certaines populations n’avaient connu aucune guerre ; seuls les parents, grands-parents avaient fui leurs pays, ayant par la suite vécu l’errance et la précarité, avant que la majorité d’entre eux réussisse à s’intégrer, vivre, travailler, déracinée, entre deux cultures et dans des conditions relatives, parfois dramatiques. Un grand nombre avait perdu maisons, terres, biens et affaires personnelles lors du départ plus ou moins préparé du pays d’origine. Beaucoup avaient dû apprendre une nouvelle langue et enfouir celle d’origine pour ne la parler que dans le cercle intime intrafamilial.

Pour chacun de ces patients les points de similitudes relevés, celle du manque de personne secourable, de l’exposition répétitive à des situations violentes, traumatiques, incertaines et insécurisantes, une réactivation et un événement inaugural, une décompensation somatique, un accident vasculaire cérébral, des cardiopathies, de l’hypertension, des troubles du sommeil, et des réminiscences notamment pour ceux que j’ai accompagnés dans le cadre du statut d’OFPRA et de réfugiés politiques. La blessure psychique se retrouve en décalage avec l’effraction du corps, la blessure et ainsi l’atteinte corporelle. Le trauma induit l’expérience de perte de propriété du corps qui rejoindra la question de la prise d’otage que je développerai un peu plus loin. Le sujet est effacé, dénié, disparu, sans identité, seul le corps s’exprime. « L’événement, d’abord. La destruction foudroyante du corps servait d’endossement imaginaire au corps du sujet. L’atteinte est souvent très sévère, et elle l’est encore davantage si les situations extrêmes de danger ramènent le sujet qui doit s’y adapter à s’équilibrer sur des ré-étayages et des ré-assurages spéculaires. (…) Nous devons envisager que des situations de péril extrême exigent, de qui les vit, une modification considérable de son équilibrage imaginaire. (…) Que reste-t-il comme image après ce fameux « trou noir » qui suit le chaos où s’engloutit toute représentation du corps foudroyé ? » (Calamotte, 2011).

Les troubles somatiques sont multiformes, massifs, parfois subtiles, discrets, bruyants ou variés. Les douleurs et maladies lorsqu’elles existent peuvent être de type inflammatoires, cardiaques ou intercostales, auto-immunes, associées et liées à l’angoisse. Elles prennent la place d’une souffrance non verbalisable et en défaut. L’impasse psychique est dès lors exprimée au premier plan au travers d’un corps bruyant faisant signe. Les professionnels de santé se retrouvent eux-aussi souvent dans l’impasse, impuissants, ne pouvant apporter systématiquement un soulagement.

Nous pouvons y adjoindre les individus ayant eu des expériences infantiles précoces chaotiques, difficiles, avec des traumatismes répétés, en présence d’expériences de violences continues et ce quelle que soit la forme de la violence. Les neurosciences démontrent que nous sommes conditionnés par la qualité de nos vécus infantiles. Tout cela à un impact sur nos gènes et sur notre manière de réguler notre stress. S’il y a existence de traumatismes précoces, le sujet se retrouvera en difficulté d’élaborer, de filtrer, de pare-exciter un danger provenant de l’extérieur qui présentera une potentielle charge traumatogène. 

Actuellement, les Ukrainiens et les populations des pays de l’Est tels que la Bosnie-Herzégovie, la Croatie, la Serbie, la Moldavie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, la Roumanie et le Kosovo entre autres, seraient particulièrement impactées par les évènements actuels. Ceux ayant connu le conflit de Yougoslavie en 1990 ont encore des membres de famille encore présents sur place. Après dix ans de guerre et une vingtaine d’années plus tard, tous ne se sont pas exilés et il y a un encore un interdit de retour au pays encore très présent à ce jour pour les populations en exil qui sont souvent perçues comme des traîtres, des déserteurs. Ces populations seraient les plus à même de développer actuellement une souffrance mentale élevée.  L’expérience radicale passée viendrait se mettre complètement en résonance et télescopage avec l’expérience actuelle si celle-ci n’a pas été suffisamment transformée. L’exil vient redoubler le trauma s’il s’inscrit dans un contexte de guerre, d’attaques intracommunautaires, religieuses, ou par exemple de persécution. 

Face à la mort, tout être humain se retrouve être égal à l’autre. Peu-importe l’identité, la classe sociale, le niveau d’études, nous sommes tous confrontés à la mort à différents moments de notre vie. Dans ces situations d’exil ou de pandémie, l’être humain va être soumis à un changement de cadre et de repères, de règles, de mode de vie et d’environnement. Le point central est la menace de mort à laquelle il va devoir faire face.

Prise au corps, prise en otage, rupture de la continuité et du sentiment de l’existence, responsabilité du psy.

Lors des épreuves de confinement, la liberté de bouger, de se déplacer fut réduite. Il était alors impossible de se déplacer véritablement comme désiré. Le corps fut alors tout comme le psychisme pris en otage et cela même s’il s’agissait de règles imposées sous couvert de protection. Nous y retrouvons les mêmes logiques que celles développées par Foucault dans ses ouvrages majeurs de 1963, 1972 et 1975 dont celle de l’existence d’un sujet soumis par le contrôle et la dépendance : un sujet contenu, enfermé et assujetti. Nous pouvons ouvrir ce mode d’assujettissement à l’entièreté de la population, même si certains, comme je l’ai expérimenté, eurent des laissez-passer pour circuler, réquisitionnés pour assurer leurs missions publiques de soin, d’autorité et cetera…Autorisés à circuler, nous étions cependant contraints et limités dans nos mouvements et dans nos déplacements.  

Les défenses individuelles de chaque sujet face à une succession d’évènements diffèrent selon les profils d’individus. Ici avec la pandémie, le combat n’est peut-être pas celui que nous entendons au travers des différents signifiants « nous sommes en guerre », « l’ennemi »… La psychologie humaine fut effacée au bénéfice de la technologie et du médical, du militaire et du sécuritaire. Or, nous savons que dans des situations qui s’imposent dans le choc et la violence, la population doit pouvoir impérativement être accueillie, reçue, entendue par des professionnels de santé mentale en capacité de maintenir une certaine forme d’homéostasie psychique.

L’exil a de commun avec la pandémie, le caractère d’urgence. Tous deux sont nommés comme une « crise » par les politiques et les médias. Dans une situation extrême, les modalités défensives convoquées sont alors à la hauteur de l’évènement. Le psychisme effracté qu’il soit organisé sur un versant plus ou moins névrotique, borderline ou psychotique, devra faire face à ce choc, à la violence de l’expérience vécue, au bruit, et tout ce qui viendra déborder l’émotionnel et le sensoriel. Nous avons donc la responsabilité de prévenir toute bascule vers une pathologie et aussi d’éviter un passage à l’acte qui signerait l’enjeu central de l’accompagnement d’un patient placé dans un environnement hostile. La gestion de l’évènement, pendant et après, définira la dimension globale du traumatisme qu’aura traversé le patient. Mais pouvons-nous assurer cette posture éthique et cette responsabilité dans toutes circonstances ?

Du côté de l’exil, la symptomatologie sera différemment entendue selon l’écart culturel et langagier du thérapeute. Le syndrome de répétition du trauma peut s’entrevoir aussi à travers des états d’agitations, de transes, de possessions qui ne parlent pas à notre culture et dont les pratiques de tradi-médecines sont parfois inconnues et possiblement considérées comme relevant du domaine du sacré, de la religion ou de la tradition. Pourtant, me semble-t-il, celles-ci offrent une fonction soignante, réparatrice à minima déjà par l’effet symbolique qui s’y rapporte et par le rite réalisé, la présence d’un cadre et d’une loi. Ainsi, selon Cazeneuve, le rite « repousse la menace, s’établit dans un espace dépourvu d’angoisse et permet au concerné de se familiariser avec la menace, de l’apprivoiser, voire même de la manipuler (magie) ou encore la sublimer, comme dans la religion ou dans les rites séculiers. » (Kecskemeti, 2003). Les rites sont donc utiles, ils réinstaurent des habitudes, de la stabilité, de manière répétitive. 

Ces populations en exil forcé vivent une situation de rupture avec leur communauté et la langue maternelle que certaines ont dû camoufler, effacer, pour ne pas être repérées comme fugitives sur le parcours, lors de la fuite. Cela induit donc une perte de sens importante. L’appartenance culturelle va influer sur les attentes de l’individu, qu’il y aurait des soins proposés et pour tous les patients qu’ils soient exilés ou non. Nous pouvons faire l’hypothèse que la singularité induirait une différence de culture et donc d’attentes individuelles.

Dire son vécu, faire le travail de qualifier l’expérience traumatique vécue comporte un risque pour tout individu quel qu’il soit. Chacun dans ce cas court le risque de ne pas être entendu, compris, au-delà du simple fait de devoir se réexposer au traumatisme. Ce type d’expérience repositionne le patient, le sujet face à l’absence d’une figure secourable. La subjectivité est donc un élément à prendre en considération afin que nous n’imposions pas quoi que ce soit et ne revêtions pas à notre tour, dans la suite de répétition, la figure du barbare tortionnaire, que celui-ci soit une institution d’état, un inconnu, un voisin, un membre de famille.

Le sujet, avec un parcours d’exil, est engagé comme nous tous dans des positions d’anticipation dès lors qu’il traverse une épreuve comme celle que nous partageons actuellement. Comment dès lors prévoir, contrôler, maîtriser si l’avenir est incertain et qu’il est difficile de voir comment vont se dessiner les prochains mois ? Il compose au milieu d’un système d’acculturation, coupé de son milieu culturel et transplanté dans une culture inconnue. Les équipes soignantes sont confrontées à des codes culturels qu’elles doivent alors au minimum saisir afin d’avoir accès au sujet. Nous connaissons l’importance de la présence de la langue maternelle dans le cadre de l’entretien. Si nous n’avons pas la capacité d’offrir un espace potentiel de reprise et de transformation, alors il sera délicat d’en arriver à une représentation et une historicisation des différentes expériences générationnelles et de ce qui fut à un moment jusque-là irreprésentable et intraduisible.

Réactivation du trauma, fragilisation du Moi, le concept de prise d’otage comme protection psychique et tentative de symbolisation de l’expérience d’origine.

Y aurait-il alors une différence de vécu que l’on ait rencontré ou non l’horreur ou que l’on fût déshumanisé ou non par le passé ? Lorsque je fis part de mon projet d’écriture à une amie psychanalyste ayant connu l’exil dans les années 90, la richesse de nos différentes discussions alimentèrent ma pensée et nos conversations se dirigèrent vers des réflexions centrales sur la question de la prise d’otage. Est-ce être otage à partir du moment où nous avons la liberté de mouvement mais que celle-ci est entravée par des mesures politico-sanitaires ou bien par des inquiétudes socio-économiques ?  N’y aurait-il pas une forme de prise d’otage psychique liée à la résonance, la réactivation d’un événement traumatique ? L’impuissance ressentie serait alors liée à ce vécu passé d’otage, de rescapé ou de survivant pour certains où chacun emploie ce qui lui parle le mieux pour qualifier ce dont il a été témoin, ce qu’il a vécu. Lors de certaines expériences traumatogènes, serions-nous amenés à devenir otages de nous-mêmes pour pouvoir survivre face à la cruauté des actes proférés qui relèvent des figures de la Barbarie (Rabinovitch, 2005) et (Gaillard, 2008). 

Le sens ici profond du symptôme nous permettrait d’entendre ces parties du Moi mises en congélation et en réanimation comme mode de défense extrême de survie et en même temps serait une tentative de réchauffement d’un noyau du Moi clivé. C’est une hypothèse que je tiens d’accompagnements de sujets exilés avec parcours traumatique, organisés sur un mode de relation tyrannique à l’objet. Nous pourrions donc alors faire le postulat que si une infime petite partie du Moi se met en glaciation, en protection pour résister à l’envahisseur externe et à l’effraction, alors se positionner comme otage de soi-même serait l’ultime protection contre une mort psychique. Resnick dans le temps des glaciations (1999), exprime très clairement comment le sujet peut alors se retirer de l’expérience, ce moment où « l’anesthésie par congélation s’installe » (Resnick, 2012). Paradoxalement par la même occasion lors de la réactivation du trauma, il s’agirait en même temps de rejouer la première expérience d’origine où l’individu aurait été pris en otage. Nous serions alors dans ce cas dans une situation déshumanisante et totalitaire avec comme unique statut celui d’être objet, voir d’objet-non-objet, d’objet utilitaire au sens de Racamier. (1992).

Il semble que les mesures de contraintes liées au covid sont venues majorer et mettre à découvert cette dimension de la prise d’otage qui pour certains était déjà particulièrement présente, ceux-ci ayant déjà rencontré des figures barbares par le passé, et ce, quelle que soit la forme particulière de la rencontre. Cette modalité était forcément effractante, imposée, violente, déshumanisante et relayant l’individu dans un monde d’entre deux, de survie. Le sujet aurait dû faire face à une perte totale de sens et de repères. Par nature lié au premier événement, l’individu « est beaucoup plus sensibilisé à des processus autour du deuil, de la perte, ainsi que faisant face à des difficultés liées à la transmission psychique et bien d’autres choses. » (Mesic, 2022).

Les expériences traumatiques dans ce contexte cumulatif de guerre en Ukraine, d’insécurité économique et de pandémie, feraient ressurgir les anciens spectres des violences passées. Les esprits plus ou moins tourmentés, avec des blessures psychiques à peines suturées se retrouveraient en grande difficulté face à la réactivation de vécus anciens.

La crise sanitaire est venue imposer aux populations de se confiner avec l’injonction « Restez-chez vous » et avec ce mot d’ordre : « Nous sommes en guerre ». Comment peuvent résonner ces mots aux oreilles de personnes en exil, demandeurs d’asile ? Il n’y a pas véritablement de mort imminente comme nous le connaissons sur terrain de guerre, pas d’homme barbare disons visible. Ces individus exilés sont pris entre la fuite de l’événement initial et l’enfermement imposé par la mesure sanitaire. Ceux qui souffrent de fantômes du trauma, de mémoire dissociée par l’encapsulation d’un vécu de viol entre autres, tout comme de l’expérience qui a conduit à l’exil, si ce n’est suffisamment transformé, élaboré, partagé, seraient envahis par la peur et par l’angoisse avec des difficultés de différencier ce qui proviendrait de l’expérience passée et de celle de l’actuel. Le pays d’asile devient alors tout autant dangereux que celui fuit car il est alors possible de rencontrer la mort. Les sentiments de perte et les vécus d’abandons sont ravivés. La sécurité relative externe et interne trouvée par divers moyens jusque-là est alors toute relative. 

Le covid a affecté toute la population par ses impacts socio-économiques et psychologiques. Les effets se constatent de façon individuelle, collective, et par la responsabilisation dans le développement de sa propagation et de sa dispersion. Nous avons là, en complément du port du masque et de ce que cela représente dans les interactions sociales, psycho-affectives et psycho-développementales, un terrain tout à fait favorable pour faire le terreau d’une psychose. Nous avons relevé des messages contradictoires tels qu’être solidaires, appartenir à une communauté, un groupe, avec la commande d’abandonner toute opposition et toute posture individuelle mais en maintenant les interrelations. En même temps, les mesures ordonnées conduisaient à se replier dans son chez soi, et de se mettre à distance d’un autre potentiellement dangereux et porteur du virus. De la peur de l’autre mixée à la figure inquiétante et dangereuse de l’étranger (Freud, 1919). Les populations les plus fragilisées dont les exilés et ceux ayant connu des expériences traumatiques, qu’elles soient précoces ou non, étaient aux prises de véritables conflits à savoir essayer de penser quelque chose de l’évènement actuel ou bien accepter tout ce qui est dit des différentes directives gouvernementales, dénier l’actuel, parce qu’il n’est pas possible de donner de sens à ce qui s’éprouve dans l’instant. Nous observions des comportements de soumission, d’abandon, de lâcher prise et d’adhésion sans réflexion possible pour certains. D’autres étaient bien en difficulté de prendre une direction et des choix de vie (port ou non de masques, décisions autour des vaccins). Le Moi étant déjà fragilisé, la capacité à prendre une décision supposée juste et bienveillante pour soi était rendue complexe.

Pandémie et guerre, des symptômes et accélérateurs des processus de déliaison. Comment traiter le négatif au milieu d’une violence originelle à découvert. 

Bien sûr, il y a des enjeux et des conséquences psychiques, socio-économiques et socio-politiques de cette crise qui, pour ainsi dire à l’image de ce coronavirus, se sont propagées à toute la planète entière. Gaïa Barbieri et Georges Gaillard (2020) démontrent en quoi cette pandémie est venue « exacerber des processus qui étaient déjà en cours dans les sociétés contemporaines ». Cette « évaporation de la responsabilité collective » abordée par les auteurs constitue « un point de retournement ». Nous avons assisté impuissants à une crise des espaces et lieux de territorialisation mais aussi à celle du groupe collectif et des métacadres qui auparavant assuraient une forme de protection, contenance, par l’homéostasie et les différentes alliances, pactes dénégatifs en place. (Kaës, 2014). La pulsion de mort est à l’œuvre actuellement comme l’avait déjà dénoncé Freud dans les mécanismes qui ont conduit à la première guerre mondiale. Le malaise dans la civilisation est aujourd’hui possiblement plus élevé car les échéances écologiques planétaires qui s’annoncent demandent de faire des choix. La peur du changement, de la perte de repères et des habitudes amènent inévitablement à la résurgence de pulsions morbides et à la désignation inévitable d’un bouc émissaire. (Girard, 1972). Lorsqu’un système est défaillant à différentes strates, la violence originelle refait surface et nous arrivons à la désignation d’une victime à sacrifier pour détourner la violence de tous contre tous sur des personnes et des communautés particulières. Les cartes étaient rebrassées, redistribuées et le travail d’appropriation subjective de l’expérience difficilement accessible. La mise en retrait liée aux mesures de protection et de santé voire politiques conférant une mise à l’abri sous contrainte poussa les populations à se ré-organiser et ainsi co-créer de nouvelles formes de territorialisation face à la déliaison apparente. Pour autant tous les individus n’arrivèrent pas à qualifier et traverser l’expérience de la même manière et sur les mêmes modalités d’organisations.

Les réseaux sociaux, le virtuel, les visios et le télétravail furent sur-investis. Ils permettaient alors de réduire la distance, d’offrir une fenêtre sur l’extérieur et d’aussi entretenir des liens amicaux, individuels, familiaux et professionnels et donc groupaux. L’acte virtuel fut alors une modalité de refuge contre la dépression, une limitation des troubles anxio-dépressifs et la scène virtuelle apportait un apaisement de l’angoisse par la mise en relation induite. (Rimbaud, 2018). Elle fut un formidable outil de mise en lien, de connexion et d’interrelations.

La population ne pouvant pas avoir d’action sur le virus s’organisa à un niveau collectif pour manifester bruyamment, joyeusement et partager ensemble le temps de 20h00 pour remercier les soignants en tapant sur des casseroles, ou lors de séances de musiques réalisées depuis les balcons des uns et des autres en concerts improvisés à destination des habitants du quartier. Il y eut de nombreux moments de liesses partagées sur les réseaux sociaux, alors devenus un outil de rassemblement collectif et individuel. Pouvons-nous penser que ces réseaux sociaux furent un véritable espace culturel utilisé comme lieu de transformation du négatif ? Il y aurait par là une tentative de réappropriation de l’expérience collective avec un apaisement du lien social affecté par le traumatisme. Nous pouvons imaginer sans doute qu’il s’agissait d’une forme de prise de contrôle de l’évènement qui s’imposait surtout pour ceux dont l’impossibilité de pouvoir se déplacer, physiquement comme auparavant, apportait le vécu de contrainte et d’entrave à tout mouvement. 

Aujourd’hui, après de multiples tentatives de refuser ou traiter ce négatif, il semble que nous assistions à quelque chose de l’ordre de l’effondrement. Les institutions sociales, judiciaires, médicales sont en difficulté. La population, les couples, les familles, une partie de la société se déchirent, explosent. Nous avons assisté à une montée de l’extrême droite en Europe, France, Suède et Italie par exemple. La capacité à tolérer un autre que soi est rediscutée. L’autre constitue une menace, l’altérité est remise en question au bénéfice des principes d’auto-conservation. La violence archaïque s’exprime sur de multiples scènes qu’elles soient institutionnelles ou bien dans le domaine privé. Cette violence inhérente au lien entre les humains s’exprime à ciel ouvert. Georges Gaillard et Guy Gimenez évoquent qu’il « convient de souligner que le fond de destructivité et de Barbarie, inhérent à la constitution du sujet (Kant, 1792 ; Freud, 1933 ; Arendt, 1951 ; Zaltzman, 1998), n’est jamais totalement transformé, malgré ce que nous aimons nous donner à croire. Nous savons qu’en grande partie il est mis au silence dans les cadres (Bleger, 1966), et noué dans les liens où s’étaye le sujet. Il est notamment noué là où le sujet joue ses identifications : la scène de ses liens amoureux, et la scène où il développe sa créativité sociale, dont centralement (mais non exclusivement) la scène professionnelle. L’une de ses expressions privilégiées est constituée par le versant mortifère du narcissisme, ce qu’A. Green (1983) désigne comme narcissisme de mort. (…) La scène institutionnelle constitue l’un des terrains d’expression privilégié du narcissique, par les effets d’image, le pouvoir qu’elle potentialise, et la complexité des configurations en jeu. » (Gaillard, 2002). 

Les sujets, publics, patients que nous accueillons au sein de nos institutions, nos cabinets sont donc pris dans ces enjeux groupaux et sociétaux. Nous sommes engagés dans « une véritable crise généalogique » laissant peu de place à la subjectivité. « L’hypermodernité promeut une culture managériale, culture des résultats et des « stratégies gagnantes », qui ne s’embarrasse pas d’une négativité car trop encombrante, ni des incidences de ses actions à moyen et long terme, et qui fait fi de la complexité. La compréhension qui découlait d’un regard établi sous le primat de l’inconscient, se trouve à présent discréditée ; elle devient l’enjeu d’une volonté de rupture des filiations antérieures. » (Gaillard, 2002). Cela rend donc le parcours de soin bien complexe pour tous ces millions d’exilés, de patients foudroyés par des expériences traumatiques. 

La pandémie, tout comme la guerre en Ukraine, a été un véritable accélérateur des processus de déliaison qui opéraient déjà en arrière-scène mais qui étaient cependant équilibrés par les fonctions instituantes de nos différentes institutions. La guerre est une histoire de vieille histoire répétées par des tyrans, « lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leur parole, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là en toute beauté et toute jeunesse le début de la tyrannie. » (Platon, v. 375 av. J.-C.).

L’être avec et l’être ensemble une nouvelle forme de résistance et de co-création. Les groupes de psychanalyse multifamiliale adjacents à la responsabilité, le désir et l’engagement du psychanalyste face aux mutations actuelles.

« Sans identification, on ignore l’autre ; sans éclat de la différence, on se perd soi-même. »

Tzvetan Todorov (1989).

Que retenir de tout cela… ? Nous sommes au milieu de multiples paradoxes dès qu’il est question d’expérience qualifiée par certains d’extrême. Écrire, partager, élaborer, transmettre, rendre partageable, c’est aussi une tentative de se représenter l’irreprésentable. Est-il véritablement possible de qualifier l’expérience de tous ces individus exilés sans en faire une généralité ? C’est un exercice difficile semble-t-il et un piège dans lequel il ne faudrait pas tomber. L’expérience se veut subjective, destructrice. La pandémie et la guerre en Ukraine étaient aussi à interroger du côté de la destructivité et de la déliaison. C’était en tout cas une nécessité impérieuse de discuter de cette superposition de multiples événements présentant un caractère allant du choc à l’exposition au traumatisme continu pour les personnes vulnérables psychiquement ainsi que pour celles ayant déjà vécu et éprouvé un trauma qu’il soit de l’ordre d’une guerre, d’un exil, d’un viol ou précoce par défaut de figure secourable.  

Au niveau du traumatisme, Olivier Douville (2003) nous dit que « le trauma serait alors une figure de régulation de la « mort du sujet », de l’expérience du néant, qui permet à cette mort subjective de se conjoindre à de l’événement : celui de la ruine du corps de l’autre (le semblable, le groupe de semblables). (…) La ruine du corps de l’autre et la disqualification du tiers qui en résulte scinderaient alors l’épreuve de la castration entre une castration brutale, réelle, et une castration symbolique. (…) Si la castration assumée fait tenir le corps, en revanche, dans l’expérience de la traversée du trauma, le sujet, d’avoir échappé au danger, n’en arrive pas pour autant à limiter la destructivité. La mise en mots de l’expérience du danger et de l’affect de frayeur ne suffit pas ».

Le dispositif de psychanalyse multifamiliale, que j’ai découvert il y a de ça maintenant huit ans, pourrait être une piste à développer et à proposer en France, aux familles et aux patients, ayant entre autres traversé des expériences de vie déshumanisantes. L’Argentine, créative en la matière, sans doute à l’issue de nombreuses années de guerrese et aussi suite à une grande période de crise s’est mobilisée sur de nombreux plans y compris donc en matière du prendre soin des populations. La psychanalyse multifamiliale a vu le jour dans les années soixante à Buenos Aires à l’initiative originale de Jorge García Badaracco (1989). Même si le dispositif groupal était initialement conçu en milieu hospitalier psychiatrique, à destination de patients schizophrènes, il se pense aujourd’hui comme un espace de possibles ouvert à tout sujet sans catégorie nosographique spécifique. Influencé par de nombreux auteurs et psychanalystes dont les concepts et la théorie ne sont plus à défendre, les apports de Bion, Winnicott, Searls, Bateson, Mahler, Freud, Klein, Diatkine, Nacht, Eyn, Racamier entre autres… (la liste est longue), ont empreint la pratique de Jorge García Badaracco. Ceux-ci me semblent tout à fait essentiels dans l’accompagnement des sujets dont le traumatisme est venu modifier le rapport au monde, à l’autre et à soi et dont les héritages et transmissions intergénérationnels et transgénérationnels sont à explorer. Le dispositif multifamilial serait long à décrire, il s’appuie sur un matériel intergénérationnel et transgénérationnel et sur de multiples possibilités identificatoires entre les participants et les psys qui assurent la coordination. Comme l’évoquent Graziella Bar de Jones et Alberto Jones (2020) : « L’interprétation de l’inconscient ne sera pas le mode d’intervention (…) On cherchera plutôt que les processus thérapeutiques émergent d’eux-mêmes, à partir des milles voix s’élevant dans ces réunions, avec les résonances conscientes, préconscientes, inconscientes que le partage des vécus déclenche dans chacun. (…) Les effets de la multifamiliale permettront de s’identifier ou de se différencier, de récupérer des souvenirs , de mettre en mouvement les aspects scindés, les traumas, et où chacun fera ses propres découvertes, accompagné et soutenu de façon stable et confiante par une équipe qui offre la possibilité de construire maintenant des interdépendances réciproques normogènes au sens de Garcia Badaracco (1998) (…) nous avons pris un tournant dans notre façon de penser pour pouvoir adjoindre et intégrer à notre attention flottante une nouvelle façon d’entendre et de regarder. C’est-à-dire qu’aux phénomènes de l’inconscient et de leurs différentes interprétations, nous avons dû ajouter d’une part la présence en nous des autres et, de l’autre, les interdépendances réciproques avec ces autres, ces autres au sens concret et bien plus encore intrapsychiques du terme. Nous cherchons à remplacer avec le temps les interdépendances pathogènes par des interdépendances normogènes : de nouveaux liens où peut se développer la possibilité de compter les uns sur les autres. Dans ces rencontres multifamiliales, on retrouve la recherche confiante de la virtualité saine, la capacité des thérapeutes de ne pas favoriser les répétitions et de montrer une réponse différente à celle que l’on a toujours reçus en famille-traumatique. »

La multifamiliale est donc un dispositif tout à fait intéressant qui permet aussi cette présence de l’autre, cette hospitalité, ce principe d’humanité et cette fonction de témoin que j’ai développés plus haut qui me semblent nécessaires dès que nous approchons la question du traumatisme entre autres en asymétrie avec nos patients. Le psychanalyste, le groupe (représentant le collectif, le social et l’individuel multiple) ici se veulent témoins, présents, figures secourables, et viennent accompagner l’individu dans son historicisation. Ils offrent une fonction symbolisante, où « le surgissement de l’espoir » est un élément central. Cette fonction s’en veut décuplée puisqu’il s’agit là de partager l’expérience à un niveau groupal et que le cadre a aussi une fonction instituante. Nous retrouvons donc le partage de génération et le devoir de mémoire en arrière-scène non forcément saisissable par les participants mais tout à fait actif. Dans cet espace groupal nous sommes protégés de cette Barbarie opérante sur l’extérieur. Conçu comme un espace méta-transitionnel, l’espace de rencontre se veut confortable et agréable. Alors que pendant ce temps, sur la scène externe au groupe, « dans toute configuration groupale, sociétale, la déshumanisation de l’autre, son asservissement à ses propres fins, et donc la Barbarie, ne sont jamais loin. Socialement nous nous leurrons aisément en rapport à ce fond de destruction, de morbidité présente en chacun, à coups de refoulements, de dénis et de clivages. » (Gaillard, 2008).

La puissance de la pulsion de mort tout comme le trauma sont des sujets à prendre très au sérieux et avec humilité. Les mutations actuelles malmènent les institutions garantes du lien, de la loi et des règles qui ont ce rôle et cette fonction instituante. « Les fondements de la Culture humaniste, écrivait Georges Steiner, sont remis en question. » Le spectre de la Barbarie s’est réveillé au cœur de l’Europe et peut-être même pourrions-nous penser cela à un niveau international, si nous faisions un retour sur image jusqu’au début de la période du covid, à laquelle nous avons assisté, par exemple, de la manière de gérer l’évènement pandémique selon les pays concernés. « Nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la Barbarie. » (Freud, 1939)

La pandémie, la guerre en Ukraine sont venues mettre un temps d’arrêt dans nos habitudes et nos certitudes. La psychanalyse, inscrite dans la cité, est concernée par l’exil, la politique, la guerre, les transformations sociétales, les événements internationaux tels que la pandémie ou toute autre grosse catastrophe collective ou individuelle. Elle tente de penser sans être dans une position de savoir entre autres « l’incondition » de l’homme, la réalité humaine, le symptôme « qui résulte de la mise à mal de ce principe qui conditionne l’humanité de l’homme et la possibilité du transfert. » (Segers, 2009). Souhaitons que ces multiples crises ne nous conduisent pas dans une impasse. « La psychanalyse, par l’accent mis sur l’écoute de l’altérité, pourrait ouvrir à de nouvelles ritualisations, de nouveaux modes d’historicisation à la place que ceux qu’imposent le repli sur la pureté, la virginité, le refus, le métissage, l’hybridation et contre l’évidence du renouvellement des générations. La psychanalyse (…) est affaire de passage et traversée d’altérités. » (Segers, 2009).

Tout ce qui peut déranger est refusé, nous sommes dans une aire hygiéniste et eugéniste. C’est un symptôme d’une mutation non anodine. Dans une société prédatrice et déliée, où l’ultra-utilitarisme et le monde numérique ont place dans la cité, la reconnaissance de la demande d’un sujet à être entendu comme sujet est bien mise à mal. « Le psychanalyste qui refuse de sortir de sa caverne n’est pas crédible » (Segers, 2009). La responsabilité, le désir et l’engagement du psychanalyste sont donc tout à fait primordiaux. Il est convoqué à répondre de sa place à partir de sa vérité et de ses éclairages. J’ai tenté d’interroger en tant que témoin ce qu’il se dégageait des subjectivités modernes, des événements actuels qui signent une mutation profonde des codes et modes de relation à l’autre. Le traumatisme est dans la rencontre avec l’autre et ce qu’il nous fait vivre, éprouver. De l’insupportable, de l’innommable au chaos, il y a des limites à l’analysable.

« Dans un tel contexte, il convient de se rappeler que le travail d’appropriation subjective, la construction du sujet, s’inscrit dans du temps long, et que les identifications prennent ancrage dans l’histoire, tout comme les symptômes. Ce « management gestionnaire » participe à la méconnaissance du primat de la pulsion de mort. (…) C’est toujours dans les marges que la créativité trouve son terreau le plus fécond. Le symptôme est la part du sujet qui refuse de se laisser réduire (dans l’emprise ou l’abandon). » (Gaillard et Gimenez, 2013). De nouvelles formes de mises en liens se dessinent sous nos yeux malgré la solitude des sujets fragilisés par les différentes multiples crises superposées. Nous pourrions relever, comme Maffesoli le cite, que l’individualisme qui caractérise notre ère postmoderne a fait son temps. « L’haptique (haptos), c’est à dire le tactile qui est au fondement de l’être ensemble » a pris le relais. Malgré les stratégies de la peur, de la terreur et de la Barbarie, « l’être avec » prime. (…) « L’ensemble de la société est atteint par l’usure du temps. D’où l’espèce de palingénésie que cela induit. Je veux dire que, par une sorte de processus cyclique, c’est à partir du chaos que s’opère une re-création totale. » (Maffesoli, 1993 ; 2021).

Nous ne pouvons changer les évènements auxquels nous sommes confrontés, mais nous pouvons modifier notre manière de vivre et de regarder ce réel. Il s’agit ainsi de le sublimer, tenter d’advenir pour devenir, rester acteur au cœur de cet espace de liberté réduit par la contrainte, que ce soit du côté d’un exil ou de toute autre situation traumatique, ou bien du covid. Se redonner un espace de liberté permet de diluer, réduire, effacer la peur. 

L’humanité, nos différentes civilisations, ont traversé de terribles épreuves. Les guerres mondiales, actes de terrorismes, violences politiques, traumatismes individuels et collectifs, persécutions de populations à jamais meurtries, ne doivent empêcher de rêver, pour soi, pour nous et pour nos enfants à venir, les futures générations à qui nous transmettons nos héritages de vie, nos expériences et une pulsion de vie. Penser à soi et à l’autre, sans excès, avec une éthique, de la sincérité, des principes d’humanité et d’hospitalité est une condition pour que le traumatisme puisse laisser place à un futur possible à construire.

Les prochaines années à venir seront l’occasion de regarder l’avenir avec espérance et lucidité et de faire porter tous les espoirs en nos capacités, en nos potentiels et aussi en notre esprit collectif créatif pour que nous puissions transformer et réinventer de nouveaux modes de vivre ensemble face aux défis qui nous attendent.

 Bibliographie 

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Psychothérapie à domicile… Une clinique au plus prêt de l’intime du patient

« Ce qui ne s’est pas inscrit dans le temps de l’histoire, s’est inscrit dans un lieu (ou dans un lieu du corps) : le lieu métaphorise une dynamique interne, écran obturant ou scène dévoilée, mouvement vers ou retraite. Il n’y a pas de déroulement dans le temps pour l’inconscient, aussi les lieux s’offrent-ils comme surfaces d’inscription des fantasmes, refuges des plaisirs interdits, métaphores des conflits internes, cachette pour les traumatismes. »

Berry, N. La maison passée présente. L’archaïque.

L’intervention possible d’un psychologue, d’un psychothérapeute ou d’un psychanalyste à domicile du patient est une pratique peu répandue mais qui existe.

Parfois il est impossible de se rendre au cabinet du psychologue, du psychothérapeute pour diverses raisons. Celui-ci peut alors s’il le propose se rendre à votre domicile pour venir vers vous.

Qu’est-ce que cela change ? Est-ce une séance comme une autre ?

Il n’est souvent pas aisé pour le psychologue ou psychothérapeute de quitter son cabinet, son cadre de travail et donc le confort que lui apporte son bureau aménagé avec soin pour le patient. Se rendre à domicile, c’est changer de cadre, aller se confronter à l’habitat, l’habité du patient. C’est alors un renversement de rôle avec un patient qui accueil son thérapeute.

A domicile du patient, les séances s’organisent parfois dans le salon, sur une terrasse en été, dans le coin de la table de la cuisine, bref, là où le patient le proposera. C’est donc pour le thérapeute le moment de s’installer au milieu des bibelots de famille, des magazines, rencontrer le chat, le chien de la famille et parfois faire face à des situations cocasses.

Le cadre du domicile peut apporter une certaine sérénité et un apaisement parfois nécessaire au patient. La confidentialité est systématiquement recherchée malgré le cadre qui ne s’y prête pas de prime abord. Il arrive parfois qu’en fin de séance, les enfants, une épouse ou une petite sœur curieuses tentent de surgir pendant l’entretien.

Consulter à domicile pour le patient et pour le thérapeute est donc une aventure en soi totalement singulière. Nous sommes alors plongés loin des repères habituels pour le psy et au plus proche de ceux du patient.

La clinique à domicile permet de saisir une ambiance, une atmosphère que le patient n’apporte pas toujours avec lui lors des consultations en cabinet. Les murs portent les traces des souvenirs, une mémoire de l’habitat. Dès le pallier, il s’agit d’être au chevet du patient, flexible, malléable et à l’écoute visuelle et sensorielle du cadre qui s’impose à nous.

C’est une clinique riche puisqu’elle constitue un espace personnel et privilégié, à partir duquel le patient va être au monde, se représenter dans et par le monde. Il s’agit d’être et d’appartenir, l’individu se présente alors sous son identité propre et non celle de représentation extérieure.

L’habitat, le domicile peuvent être dès lors par essence considérés comme des surfaces projectives du Moi du patient et des enveloppes psychiques.

Véritable objet d’attachement celui-ci se fait interface entre le dedans et le dehors, entre l’intime et le public, entre l’interne et l’externe mais aussi par l’ouverture sur le monde et le point d’ancrage ou d’amarrage qu’il constitue.

Alors vous me direz pourquoi le psy se rendrait au domicile du patient ? Pourquoi changer de cadre et se retrouver dans un espace qui n’est pas le sien ?

Mon projet de proposer aux patients des consultations à domicile est né de l’expérience que j’avais en EHPAD lorsque je proposais aux résidents de la marche à l’extérieur du parc. Lorsque la pandémie a débuté et que nous nous sommes tous retrouvés confinés avec impossibilité de se rencontrer en sécurité sanitaire et en chair et en os, il m’est venu l’idée de proposer ce dispositif aux patients. Les séances pouvaient continuer, la pratique ne m’était pas inconnue. Je me suis rendue compte progressivement qu’en zone rurale, l’accès aux services de soins pouvait être compliqué, que parfois les patients n’étaient pas toujours mobiles ou pouvaient présenter des phobies avec impossibilité de sortir de chez eux. Certains patients ne souhaitaient pas non plus être repérés par une connaissance et vus en train d’entrer chez le psy parce que c’est bien connu dans nos petits villages tout le monde sait tout sur tout le monde.

La démarche de rencontrer un psychologue peut être entravée pour diverses raisons, et il était donc intéressant de pouvoir proposer un autre cadre tout en pensant aux bénéfices que cela pourrait apporter aux patients. C’est une possibilité alors offerte qui permet de proposer quelque chose qui s’ajuste à la demande du patient.

J’officie donc à domicile maintenant depuis deux ans en complément du visio, de la marche thérapeutique. Il est aussi envisageable de proposer des accompagnements en fin de vie lorsque cela le nécessite auprès de la personne concernée mais aussi des aidants et de la famille, les proches, qui sont aussi impactés, bouleversés par la maladie depuis une autre place. Mon expérience en unité de soins palliatifs et en EHPAD m’a permis de ne pas appréhender ce changement de cadre apporté d’office par l’absence de cabinet. Le travail auprès de publics précaires, migrants, une clinique de rue, ont fait que j’ai pu avoir un domaine d’exercice varié et qui m’a familiarisé avec la rupture du cadre habituel et conventionnel. Je me suis retrouvée nombreuses fois confrontée à l’espace intime des patients accompagnés, parfois sans lieu réel de consultation, assise sur un rebord de trottoir en côte à côte.

Dans cette idée d’aménagement du cadre qui n’est pas celui que nous connaissons, il est nécessaire de poser tout de même des balises de repérages. C’est à dire que je précise systématiquement au patient de penser le lieu de la consultation pour lui même. A savoir que celui-ci puisse au maximum être un endroit calme, sans entrée en fracas du parent, du frère ou de la sœur qui ne seraient pas conviés à l’entretien. Nous ne sommes pas à l’abris d’intrusion de l’espace thérapeutique pensé par le patient mais pour autant nous évitons du mieux possible cela.

Bien souvent les rendez-vous se tiennent en l’absence des membres de la famille habituellement présents ou ceux-ci se dirigent alors à mon arrivée vers une activité extérieure. Il arrive qu’un parent souhaite rester présent à l’entretien de son enfant, dans ce cas, la place, les motivations se discutent et je m’ajuste en fonction de la demande initiale et de la problématique abordée. Si nécessaire, j’opte pour une consultation familiale en dernière minute à condition que l’enfant accepte le parent. Dans le cas où il serait trop jeune, ou que le contenu des séances n’aurait aucun sens à être abordé avec le parent, je décide de ne pas répondre à la demande parentale en motivant les raisons de ma décision. Un rendez-vous ultérieur pour faire le lien et interroger la demande parentale sous jacente est systématiquement proposé. Parfois, il m’arrive aussi dans l’intérêt du patient à demander que nous puissions ne pas être dérangés.

Vous voulez un café ?

Sur le plan relationnel, il arrive que l’on me propose souvent un café, un thé, une part de gâteau ou un petit biscuit. Alors comment faire … ? Faut-il maintenir un cadre stricte ? Nous sommes loin, très loin du dispositif cure type, divan de Freud. Les libertés ou ajustement de cadre sont toujours pensés dans le but d’offrir une possibilité créatrice au patient ou bien de favoriser une alliance thérapeutique parfois aussi avec l’un des membres de la famille présent dans l’habitat. Ce sont souvent des temps, espaces, zones tampons intermédiaires ou la confusion entre le familier et le professionnel sont visibles. Il importe de s’appuyer sur son cadre interne mais en même temps de faire preuve de malléabilité puisque nous pouvons être thérapeute et accepter un thé ou un café. L’un n’empêche pas l’autre. La rigidité ne doit pas être confondue avec la fermeté. Parfois il s’agit d’accepter la proposition car les enjeux sont énormes pour le patient.

La présence d’un thérapeute à domicile peut être parfois vécue comme intrusive et source de fantasmes. Elle conduit alors à une gêne ou l’alimentation d’un transfert massif qui pourrait être préjudiciable au bon déroulé de la thérapie et de la mise en parole de ce qui préoccupe le patient.

Il y a donc ce qui motive le patient, l’inquiète, et le cadre du thérapeute qui se trouve avant tout dans sa tête. Celui-ci continue de se forger, se façonner au gré des rencontres, des expériences acquises mais aussi du travail réalisé sur soi-même. La familiarité du lieu peut être à double tranchant, c’est quelque chose qui se pense systématiquement dès le pré-transfert et l’appel téléphonique de prise de rendez-vous.

Des avantages multiples et variés…

Voilà nous y sommes, rien de simple pour personne, la position dyssimétrique se retrouve peut importe le lieu de consultation. La plupart des patients et des thérapeutes après quelques séances, accordages et réajustements de leurs cadres sont rapidement conquis par les bénéfices que cela procure. Il ne s’agit pas d’être un psychologue tout terrain, mais de se rapprocher de l’intimité du patient et de sa famille dans le but de co-construire ensemble un cadre facilitateur pour le patient qui conduira à l’élaboration la plus aisée de ce qu’il souhaite mettre au travail. Nous avons accès d’office à des informations qui habituellement dans le cadre de consultations en cabinet ne sont pas abordées. Cela permet aussi de parler de moments ou de difficultés de la vie quotidiennes qui n’auraient jamais émergés dans la rencontre classique. La proximité induite par le partage de l’intime au sein de l’habitat confèrent une rassurance malgré parfois les premiers sentiments de honte que nous pouvons percevoir dans certaines situations.

Aujourd’hui je ne conçois plus de ne pas proposer ce dispositif aux patients. Au delà de la rencontre, qui est une formidable aventure cela conduit le thérapeute à se remettre constamment en question et à interroger sans cesse le cadre qui s’offre à lui.

«(…) un environnement familier est impérativement nécessaire à notre équilibre psychique : l’homme dépaysé, celui qui a perdu ses “attaches”, le “déraciné” ne se sent plus lui-même ; il se sent perdu dans un lieu menaçant c’est dire combien l’environnement familier est un précieux recours contre la persécution interne. »

Berry, N. La maison passée présente. L’archaïque.

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Violence et dynamique traumatique continue

En tant que professionnelle en protection de l’enfance je suis sensible aux traumatismes et violences quelles soient psychologiques ou physiques infligées aux enfants mais aussi aux adultes et ce peu importe l’âge. Par mon orientation psychanalytique mais aussi mon expérience de psychothérapeute, je me suis longuement interrogée et je continue de le faire sur les effets procurés par ces mauvais traitements subis dans l’enfance. Il y aurait selon moi pour le psychisme de celui qui reçoit l’acte de violence aucune notion de différence dans la gravité des faits. Ceux-ci étant appréciés et mesurés par l’individu lui-même. Il ne peut dès lors y avoir une échelle de comparaison ou de valeur du mauvais traitement, de cette agression, ce viol, cet abus ou bien encore de cette absence ou surinvestissement du parent lorsque l’enfant était plus jeune.

Tous les professionnels s’accordent pour dire que les effets sont indéniables et qu’ils doivent être écoutés et à la hauteur de ce que traduit l’individu lorsqu’il relate les faits. Il n’y aurait ainsi pas de plus ou moins traumatique. L’expérience en elle même est traumatique et elle s’observe dans tous les milieux sociaux et non essentiellement auprès de familles en situation de précarité comme nous l’entendons souvent encore dire. Existe t-il des traitements, des formes d’accompagnement en particulier ? Les médias, le social ventent les mérites des TCC, EMDR et différentes thérapies, mais est-ce véritablement efficace ?

Selon le type d’agir, il y aurait consensus pour dire que la psychanalyse et toute méthode permettant une approche d’observation, d’écoute, d’élaboration et d’historicisation par la parole de ce qui a été vécu par le patient aiderait au travail de déconstruction, reconstruction, dé-tissage, tissage et mise en ouvrage de l’expérience traumatique subie par le passé. Par expérience j’ai pu me rendre compte que les patients attendaient beaucoup de la justice et de la réintroduction de la Loi afin que l’évènement puisse être reconnu par le social et l’autorité institutionnelle hautement symbolique comme nous le savons. Celle-ci ordonnera alors une sentence, une peine, une sanction lors d’un jugement. Mais est-ce bien suffisant ?

Qu’il y a t-il derrière ce terme de violence ? Pouvons nous penser que celle-ci aurait une dimension de transmission et qu’en arrière fond le traumatisme serait ainsi à considérer comme un processus dynamique continu et perpétuellement opérant ?

La psychanalyse et notre travail auprès des familles, des couples nous permet d’observer et ainsi saisir que l’acte de violence n’est jamais en soi accidentel ou fortuit. Les rôles, places et fonctions de celui qui reçoit la violence et celui qui la donne alternent, se renversent, se confondent et s’entremêlent souvent avec une rapidité surprenante. Pourtant, celui qui est violenté ne peut entendre que l’agisseur lui même est lui aussi un individu qui a été en contact à un moment ou un autre dans son histoire de vie avec la violence. Il arrive même que le violenté fasse violence au violent et que nous assistions à une hostilité, agressivité réciproque qui est sans cesse en tension dans l’attente d’être restimulée. Ce procédé bien couteux est totalement vital, évitant ou réduisant la menace d’une décompensation psychotique qui serait bien plus sévère.

Lors des consultations nous observons que les membres ont baigné dans une violence durant leur enfance. Le traumatisme n’était pas ponctuel, il était présent, répétitif, régulier sans se limiter à un épisode isolé et s’inscrivait au travers d’une violence multiforme. Bien sûr tous les membres de la famille sont concernés, même ceux qui se trouvent dans la pièce d’à côté que nous imaginerions protégés par une porte fermée. Comment un enfant va t-il se représenter la scène de ses parents en train de se battre dans la pièce d’à côté. Il est tout autant traumatique de ne pas voir et ne pas entendre en se trouvant dans les lieux que d’être victime pour l’enfant.

Ainsi, la violence de l’un des membres de la famille concerne alors tout le groupe familial et justifie toute une cohorte de troubles divers et variés selon les individus.

La violence, sa dynamique, s’attaque au narcissisme des individus, à leur intégrité autant psychique que physique. Humiliations, dénigrements, attaque de l’estime de soi de l’individu, attaque de la pensée, injonctions paradoxales sont des exemples de ce qui peut être subit et de ce qui peut conduire à ce que nous appelons une désubjectivation de la personne violentée que je ne nommerai volontairement pas victime mais que nous appelons communément ainsi. C’est ainsi par tous ces procédés ne pas reconnaître l’autre comme un humain, une personne avec des caractéristiques humaines et l’extraire progressivement de la communauté des vivants en visant une attaque de la filiation et des générations qui en sont les résultantes finales.

Des variations dans les abus et les violences sont souvent observées aussi. L’individu violenté revêt parfois plusieurs rôles comme celui de fétiche, de poubelle affective, médiateur, thérapeute, objet fonctionnel. Il peut-être utilisé pour l’usage propre de l’agisseur mais aussi pour un usage de bouc émissaire ou sexuel (Racamier, 1986).

L’abus parfois offre des variations quand le parent violent considère son enfant comme un objet fonctionnel ou utilitaire, que celui-ci devient ainsi une forme de greffe psychique de l’autre ou bien qu’il est considéré par le parent comme un simple prolongement de lui-même. Selon le degré de conscience nous parlerons d’organisation psychotique, paranoïaque ou perverse.

Les études autour des différentes formes de violences sont tout à fait cruciales car elles permettent d’appréhender, écouter différemment les symptômes présentés par nos patients. J’ai choisi comme précisé plus haut de ne pas insister sur la notion de victime même si nous savons que celle-ci tient une place centrale. Elle pourrait être tout autant enfermante pour l’individu que libératrice par la reconnaissance que le social et la justice lui apportent (même si c’est encore trop rarement le cas).

Il existe tout un tas de nuances possibles qui existent autour de ces notions décrites dans cet article, tant dans le contexte familial, sur leur génèse comme sur leur thérapie. Aucune rencontre, aucune thérapie ne ressemble à une autre et il y a encore beaucoup à réfléchir sur le sujet. La psychanalyse et notre expérience nous amènent à penser que dans de nombreuses situations, il faudrait aborder en priorité ce thème de la violence. Celui de la violence donnée, infligée tout comme de celle reçue. Les deux me paraissent totalement indissociables. L’abuseur doit être reconnu et entendu tout comme l’abusé et le cadre de la loi tant réel que symbolique tiennent une place tout à fait essentielle. Il s’agit avant tout de respecter l’individu tel qu’il soit malgré la violence. Ce n’est qu’à partir d’une telle alliance, hors de tout pacte mafieux ou pervers qu’une thérapie pourra s’engager.

L’élaboration, la mise en histoire qui permettront de déplier, historiciser, éclaircir, délier et défaire les expériences traumatiques ne seront pas suffisants dans ces situations où il y a eu tentative ou réussite d’anéantissement d’un individu. Il s’agira d’aider le patient à remettre du sens, là où tout à volé en éclat et de l’aider à se reconsolider narcissiquement, tenter de comprendre l’origine de la violence et de son utilité. Beaucoup de patients devenus adultes se retrouvent dans l’actuel en difficulté de se désengluer de ces relations et expériences primaires infantiles toxiques qu’ils ont vécues dans l’enfance.

Notre lien primaire, fondé sur la séduction narcissique mais aussi nos liens générationnels qui définissent toute une trame familiale avec des effets de loyauté ont des effets importants sur notre devenir adulte et sur tous les liens que nous entretenons en intra et extra familial. Le travail d’élaboration, si l’individu le souhaite consistera aussi à repérer comment il a pu être agi par un fantasme qui le hantait et qui par définition ne lui appartenait pas directement car en lien avec son histoire familiale, bien souvent placé sous silence. Les mots devront progressivement reprendre leur place afin de réduire le passage à l’acte pour que puisse advenir un sujet qui endosse sa propre responsabilité, dans son rapport avec ses objets, ses imagos parentales et générationnelles.

Sentiments, contre transferts du soignant et des équipes. Comment travailler confronté au mourir et à notre propre finitude ?

Intervention du 03 Mars 2023

Illustration Adam Riches. Tous droits réservés.

« Celui qui craint la mort meurt à chaque fois qu’il y pense »

– Stanislas LESZCZYNSKI

Nos institutions médico-sociales tout comme les services hospitaliers, de soins et d’aides à domiciles, les EHPAD, constituent des espaces de rencontre avec des liens qui se tissent au-delà d’un projet de soin ou de missions d’accompagnement. C’est d’une banalité de dire que nous sommes confrontés à la mort et que nos formations théoriques l’abordent de différentes façons. La mort et la finitude sont un fait quotidien et qui n’est pas entrevu sous le même angle ou la même approche selon notre culture. Ainsi, nous sommes engagés dans des mouvements au sein d’une équipe et dans la rencontre avec un aidant, le membre d’une famille ou un patient qui peuvent provoquer multiples résonances. Être confronté à la fin de vie, au corps mourant du malade et à la mort en fonction de notre histoire et de notre subjectivité n’est pas chose aisée. Emotions et pratiques selon les situations rencontrées sont nécessaires d’être partagées de façon pluridisciplinaire afin de faciliter, améliorer, penser la relation d’accompagnement et la prise en charge d’un patient, du public accueilli.

Avoir conscience et être à l’écoute de ces mouvements et ainsi les réinterroger systématiquement repose sur notre capacité à se laisser traverser par différents sentiments et questionnements parfois de manière répétée. 

Nous parlerons de contre-transfert et de fonction auto-reflexive qui n’est pas une capacité par nature simple à mettre à l’œuvre. Au gré des situations rencontrées sur le terrain nous pouvons être mis à mal sans arriver à décrypter dans l’immédiat ce dont il s’agit. 

Parler de mort et de finitude c’est évoquer le deuil en tant que processus. Le vécu de deuil est-il aussi douloureux que la perte d’un être cher ? En quoi réside l’enrichissement que  trouvent les professionnels en contact perpétuel avec la perte ? Supporter d’être dans cette position ne permet-il pas d’accroître ses forces par l’expérience constamment traversée mais différente à chaque fois ? 

Ainsi évoquer la question de la mort, de la finitude, c’est parler de l’expérience de la perte, comme processus dynamique qui présenterait des obstacles mais aussi des ressources mises à dispositions ou à gagner. Le professionnel explore donc systématiquement ses propres possibilités et sa propre capacité à gérer son rapport avec la perte ou la mort en fonction de ses limites. 

Dans certaines civilisations la mort est considérée comme une prolongation de l’existence, une autre continuité de l’être alors qu’en tant qu’occidentaux nous sommes confrontés à la question de la limite de notre toute puissance avec des sentiments de frustrations qui en découlent. Nous luttons contre cette finitude par divers moyens que ce soit dans l’évolution de la recherche, du médical, de la science. Le transhumanisme en est l’exemple type. 

Dans notre service nous ne sommes pas destinés à gérer la mort d’un patient directement pour autant, nous sommes affectés aussi sans parfois possibilité d’identifier d’où provient cette transmission inconsciente qu’elle appartienne à l’inconscient collectif du médical, paramédical, institutionnel ou à notre inconscient individuel empreint de l’inconscient familial. La confrontation à la perte et à la mort génère différentes angoisses et mécanismes de défenses. Pour Mélanie Klein, psychanalyste, l’expérience de deuil pourrait être le moment où se réactualisent des angoisses passées, liées aux expériences infantiles mais aussi à celles qui suivent ensuite tout au long de la vie. 

L’avantage de réfléchir à cette question et de pouvoir nous obliger à au minimum prendre quelques minutes pour poser un regard extérieur sur ce quotidien où le sujet de la mort et de la finitude traverse les psychés constamment et à notre insu. Faut-il rendre tabou ? Banaliser la question ? Ou plutôt au contraire la rendre entendable en faisant circuler une parole qui viendra diluer ce que nous éprouvons individuellement ? 

La mort, c’est la vie comme certains diront. Et c’est bien parce qu’il y a mort qu’il peut y avoir la vie. Tout comme le jour est indissociable à la nuit. Chez toute personne non initiée, la mort provoque un sentiment universel de peur qui nous ramène à notre condition éphémère sur laquelle notre existence serait insignifiante et dont nous ne connaissons pas ni l’origine ni la fin. Prétendre être au clair avec la question et ne pas craindre de mourir relève d’un caractère illusoire qui conduit à un repli ou une déshumanisation liée au déni ou à une fausse acceptation de peur. Dans les rites initiatiques, il s’agit de traverser la peur ou l’angoisse qui s’y rapporte comme une étape qui conduit à une transformation de soi et de son être mais aussi de son rapport à la vie et à la mort. Mais embrasser cette peur, identifier cette angoisse, n’est pas naturelle car cela ramène l’idée que nous soyons faibles et affectés par un contact quotidien même distancié avec la mort et notre propre finitude. Nous sommes habituellement calibrés pour justement dénier cette question le plus possible sauf lorsque nous perdons quelqu’un de cher ou que nous sommes confrontés à un événement de vie qui nous rappelle que nous ne serons pas éternels. 

Un des obstacles majeurs et aussi paradoxalement une des pistes c’est qu’il s’agirait donc de pouvoir discuter de cette mort dans nos institutions afin de la faire vivre au sein de l’équipe. C’est ainsi comme nous le faisons se donner la possibilité de s’exprimer sur le sujet et ne pas enfouir les vécus individuels ou collectifs. Les temps informels, interstitiels, pauses café, temps de réunion peuvent être l’occasion d’aborder une situation sans pour autant être dans la dynamique d’une recherche de solution, mais plutôt dans l’idée de débriefer, déposer, décharger, partager un vécu, une interrogation, rendre partageable une parole et donc les différents contenus qui s’y rattachent. C’est ainsi donner au concept de finitude, de mort ou de fin de vie consistance et représentation, pour accéder à un partage collectif de l’expérience individuelle de chacun. 

Nombreux professionnels en contact avec la finitude, fin de vie, mort dans leurs missions sont dans le déni, l’évitement, la banalisation qui sont comme vous le savez des mécanismes de défense permettant de pouvoir faire face à la charge émotionnelle personnelle et qui permettent de rester fonctionnel, efficace et continuer de travailler. Le clivage fonctionnel est le mécanisme par excellence mais cependant il peut se révéler coûteux à la fois. D’autres voix d’expression et de décharges pulsionnelles, d’élaborations seront choisies comme le corps qui est la voie maîtresse quand l’élaboration est impossible. Agirs, somatisations, accidents de travail, arrêts de travail seront des voies d’expressivité par exemple. 

Accepter de se pencher sur les questions, échos, résonances soulevés inévitablement retire le caractère exceptionnel que nous conférons à la mort et nous permet de nous élever, nous enrichir et paradoxalement à nous humaniser pour nous sortir de mouvements mélancoliques qui ne nous appartiendraient pas systématiquement. 

Pensées autour de la mort : 

Jankélévitch, dans La Mort, propose une réflexion sur la mort d’un point de vue grammatical : « la mort en troisième personne est la mort-en-général, la mort abstraite et anonyme » (c’est la mort du « on »), « la première personne est assurément source d’angoisse […] En première personne, la mort est un mystère qui me concerne intimement et dans mon tout, c’est-à-dire dans mon néant » (la mort du « je »), « il y a le cas intermédiaire et privilégié de la deuxième personne ; entre la mort d’autrui, qui est lointaine et indifférente, et la mort-propre, qui est à même notre être, il y a proximité de la mort du proche » (c’est la mort du « tu »). 

Selon Épicure, la mort n’est rien puisque « tant que nous existons la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est plus rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus. » (Lettre à Ménécée).

Quelle serait la conception d’une bonne mort ? Existe-t-il une bonne mort, une bonne manière de mourir, de terminer ses jours ? Ce sujet fascine par nature et pour répondre aux questions soulevées, nous avons systématiquement recours à l’imaginaire puisque par nature l’expérience n’est représentable que dans l’instant T et que nous construisons tout un tas de représentations, fantasmes, angoisses en lien avec la mort qui comme Jankélévitch le définit si bien et totalement abstraite avant que nous soyons nous même touchés par celle-ci. 

Chaque expérience face à la mort ou à la finitude donc nous ramène à notre première rencontre avec celle-ci et aux rites familiaux, sociétaux qui s’y rattachent. 

Comme le dit Yanis Papadaniel anthropologue : « l’absence d’un code commun en matière de mort ne signifie pas que ces codes n’existent pas à une échelle individuelle et intime ». Plutôt, les familles et individus ont des pratiques funéraires avec un niveau d’assemblage variable entre différentes traditions religieuses et spirituelles.

Nous retrouvons tout de même l’idée collective commune que la mort ne serait qu’un passage, une transition, un changement d’état, une continuité. 

Birago Diop dans son recueil de poèmes « Souffles » : « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis / Ils sont dans l’Ombre (…) / Les morts ne sont pas sous la Terre : / Ils sont dans le Bois (…) / dans l’Eau (…) / dans la Foule (…) / Les Morts ne sont pas morts. »

Pour certaines communautés au nord du Togo et du Bénin un être humain doit sa vie au souffle ou âme d’un ancêtre qui a désiré sa naissance. Les membres du clan célèbrent à son décès le grandiose rite funéraire du tibènti. Au cours de ce rite, le souffle du mort gagne la force de « former » de nouveaux enfants.

Pour les athées la mort il n’existe pas plus de vie après la mort qu’avant la naissance, mais il y a cependant un changement d’état physique. 

Deux représentations symboliques se dégagent, la mort douce et la mort austère, sombre et terrible. La première se réfère à la douce mort qui libère des souffrances infinies auxquelles la vie, une maladie nous obligent. La deuxième vient souligner le côté cruel, froid et irrémédiable qu’elle peut prendre. Dans les deux représentations nous pouvons interroger la souffrance, la douleur, la perte et la liberté qui est une haute question éthique actuellement avec les lois sur la fin de vie et sur le suicide assisté qui forcément infiltrent nos pratiques et nos représentations. 

Ainsi au milieu de nos imaginaires, nos représentations, fantasmes, se situe le transfert et contre-transfert. Le contre-transfert englobe tous les mouvements psychiques et corporels, y compris les rêves et la somatisation du professionnel suscités par l’investissement transférentiel des populations accompagnées mais aussi de l’institution dans laquelle nous travaillons. 

Pour cela, les espaces de paroles sont fondamentaux pour pouvoir se réunir en équipe et évoquer spontanément ce que le professionnel a rencontré de difficile à l’image d’un « qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ? De quoi souhaiteriez-vous parlez ? ou bien d’un comment vous allez ? Que nous retrouvons classiquement en psychothérapie ou en cure analytique. Cet espace de parole permet la mise au travail du contre transfert des professionnels et se veut indépendant et complémentaire d’un espace de supervision ou d’analyse de la pratique. Laisser la parole circuler afin de favoriser une associativité groupale vient contrecarrer le « faire et l’agir » qui prédominent dans nos institutions. 

Le quotidien peut-être lourd psychiquement et l’équipe se veut régulatrice, transformatrice et dynamisante dès lors que celle-ci est en équilibre elle aussi psychique. Car face à la mort, il y a la mort psychique, l’absence de mot, la perte de plaisir, un vide, le néant et la perte de sens qui se répètent. 

Les sentiments d’inutilité, l’ennui de la répétition des tâches sont à mettre en lien et à penser avec la nature du travail mobilisé dans l’institution et à la rencontre avec l’archaïque, la mort et la technique médico-sociale mobilisés. Le travail, nos tâches et nos missions nous mettent en question dans notre identité et encore une fois je le répète face à nos expériences infantiles et notre rapport à la mort, à la finitude et à la perte. Ainsi les professionnels sont constamment en résonance et à l’épreuve dans leurs capacité à penser, fantasmer une relation ou l’angoisse de mort est en arrière scène et plus ou moins mis au travail par le public accompagné, les familles, et les équipes. 

Le travail sur le présent et le factuel est nécessaire dans un premier temps afin qu’une autre temporalité puisse advenir mais il est fondamental de ne pas être non plus dans une répétition à l’identique constante du pareil au même de méthodes, tâches qui s’imposent dans l’exercice des missions. C’est tel un jeu, introduire au sein de cette répétition une nuance. Utiliser l’humour, mode de défense très élaboré, ainsi que nos affects et notre capacité à pouvoir moduler nos réactions permet de diversifier les échanges et d’introduire de la différence dans la répétition de nos tâches dans ce contexte de travail avec la finitude. Ces expériences, partages esthésiques proches de ceux que connaissent le nourrisson avec sa mère mais ici replacés dans le soin participent à sortir du mortifère que représente le travail au sein d’un service comme le nôtre. Il est essentiel donc de privilégier l’activité psychique, d’alimenter la capacité à penser pour résister à la protocolisation des conduites, la répétition d’un certain nombre d’actes, ou d’agirs qui ne sont à mon sens que des marqueurs symptomatiques d’un groupe social, groupe institutionnel qui est mis à mal par le mortifère tel qu’il soit. 

L’appareil psychique du groupe, de l’équipe peut avoir une fonction, celle d’être au service de relancer, étayer les activités fantasmatiques de chacun afin de sortir d’une histoire sans passé ni futur et embolisé par la mort qui nous traverse forcément consciemment ou à notre insu. Ne sommes-nous pas toujours constamment sur cette ligne de crête entre la vie et la mort ? La pluridisciplinarité et la transdisciplinarité sont à préserver absolument malgré la complexité que cela implique. La rencontre avec le grand-âge, la vieillesse, la mort, la fin de vie, le corps malade, le corps mourant est potentiellement traumatique pour les professionnels comme pour les familles, les aidants. 

Cette dimension s’interroge sous l’angle du transfert et fait nécessairement violence, il importe donc mieux de l’entendre plutôt que de courir le risque de la dénier, de l’éviter, de l’occulter ou de la banaliser. La rencontre avec le sujet en fin de vie, âgé ou en situation de handicap dans une demande de soins ou d’aides à domicile fait violence à tous y compris à la personne concernée. Le fait d’être institutionnalisé, plus totalement indépendant, fait revivre des situations de contraintes, d’abus, des vécus d’abandon, de prise d’otage, des situations imposées. Cela renvoie à la violence dans le soin développée par A. Ciccone (2014). Cette violence est inhérente au soin psychique comme physique. Elle peut-être contenue, accompagnée par les professionnels, mais aussi en défense par ceux-ci pour se défendre d’un narcissisme menacé par la souffrance, la rencontre avec la mort inévitable dans la pratique. 

Il est à penser plus globalement que nous sommes dans une démarche de prise en charge et que nos missions résident à aider, soutenir une personne dans son indépendance, son autonomie maximum pour elle, l’aider à y rester et à faire face aussi aux mouvements qui conduisent vers la dépendance.  Nous avons ce travail aussi auprès des aidants, les accompagner à prendre soin, faire avec, accepter les changements relationnels, les pertes, les enjeux, les écueils auxquels ils sont confrontés dans la prise en charge aussi à leur niveau de leurs proches. Nous avons cet exercice de travailler à accepter notre propre finitude pour se dégager de l’espace pour penser celle de l’autre et l’accompagner sur son chemin d’acceptation. 

Quelques pistes générales en dehors de la nécessité d’avoir des espaces de parole/débriefing/mise au travail variés  : 

  • Nous acquérons une expérience au fil des années, c’est par celles-ci et les formations que nous développons des capacités pour les futures expériences. Le vécu, le senti et l’émotion tiennent une grande place et peuvent servir de socle et d’étayage tout autant que l’expérience de nos collègues. La richesse du partage et de la pluridisciplinarité sont importants. 
  • Nous ne travaillons pas par hasard dans ce type d’accompagnement, c’est que nous avons ou avions a élaborer autour de la perte. Travailler son rapport à la perte et à la mort en identifiant là où nous avons pu être en difficulté dans telle ou telle situation. Identifier les liens entre sa propre histoire, les échos, les résonances aide à mettre du sens et à se sentir moins en difficulté dans une situation donnée, lors de la prise en charge d’une famille ou d’un bénéficiaire. 
  • Penser dans la durée, se centrer sur l’instant T dans ce que nous vivons dans telle ou telle situation et déporter les éprouvés éventuels repérés en lien avec sa propre histoire pour y revenir dans l’après-coup soutenu par l’équipe ou un collègue, voir un psy. 
  • Nous accompagnons, guidons dans le maintien de l’indépendance et de l’autonomie tout comme vers l’indépendance. C’est un processus évolutif. Nous n’avons pas de maîtrise ou de prise sur la mort ou la finitude qui sont aussi des processus. S’appuyer sur le sens que nous y mettons depuis notre rôle, fonction et mission professionnelle. Il n’y a jamais absence de sens, celui-ci est juste inaccessible momentanément. 
  • S’octroyer des moments de plaisir, ressources, partages dans la vie perso. L’équilibre et la qualité de vie influent sur notre travail au quotidien. 
  • Ensemble nous sommes plus forts, ne pas hésiter à s’appuyer sur l’autre, demander de l’aide. 
  • S’appuyer sur les principes éthiques et déontologiques qui encadrent nos pratiques aide à faire face aux difficultés inhérentes à nos missions. 

Bibliographie

Ariès, P. (1975). (1914-1984), Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Éd. Points, impr. 2015, cop. 1975, 222.

Ciccone, A. (2014). La violence dans le soin. Dunod, Paris. 

Ciccone, A. (2014). Violence et handicap. Dunod, Paris. 

Déchaux, J.H. (2000). « L’intimisation de la mort » », Ethnologie française, vol. 30,‎ 2000, p. 153-162.

Morel, P.M. (2009). Épicure, « Lettre à Ménécée », Garnier Flammarion, Paris. 

Papadaniel, Y. (2016). « Mort ». Éditions des archives contemporaines, Paris, sur Anthropen.org.

Sewanne, D. (2007). Le Souffle du Mort : La tragédie de la mort chez les Batammariba (Togo, Bénin), Paris, Collection Terre Humaine – Plon, 2007, rééd. 2020, 725 p. (ISBN 978-2-259-28262-8)

La fin de l’analyse, analyse sans fin… Un deuil ?

Lorsque nous évoquons la fin de l’analyse entendons-nous par là la fin de la relation psychanalytique analysant/analyste ? Existe t-il une fin de relation ? Comment celle-ci se médiatiserait t-elle ? Une relation avec qui ? Avec l’analyste ou avec soi-même ?Pourrions nous trouver un consensus en émettant l’hypothèse que la rencontre prend fin mais que le processus psychanalytique lui continue ?

Quelles seraient ainsi les conséquences psychiques de la séparation qui sont la clé de voute du travail de fin de l’analyse ? Nous interrogerons cela à la lumière d’une analyse qui se terminerait dans des conditions qui ne se feraient pas avec le décès de l’analyste venant perturber l’équilibre engagé.

La séparation est fondamentale au sens de l’analyse, elle est même présente dès le début lors de la première rencontre avec l’analyste qui signe aussi de la qualité de la rencontre du sujet avec l’objet, lors des premières expériences infantiles.

La séparation serait l’épreuve inévitable du travail psychanalytique avec en arrière fond la question de la rencontre du sujet d’avec l’objet mais aussi de comment celui-ci vit, éprouve et accepte le deuil de celui-ci.

Terminer, clôturer une analyse amène à faire le point sur le travail réalisé. C’est un temps de bilan qui permet d’interroger l’expérience vécue au sein de l’espace analytique mais aussi de l’analyser par rapport à la demande initiale lors du franchissement du seuil du cabinet de l’analyste.

Lorsque nous rentrons en analyse, il y a tout un ensemble de sentiments, de souhaits, parfois d’espoirs et d’ambitions face à la demande de délivrance de tel ou tel symptômes, résolution de problématique. Il s’agit alors finalement de dépasser la castration et d’effacer, de réduire toute souffrance de manière victorieuse. L’analysant espère en même temps de façon quelque peu fantasmée accéder à un pouvoir supérieur, et ainsi décupler sa capacité de jouissance. En arrière scène il s’agit de rechercher le regard d’un autre qui le comprendrait et qu’il l’aimerait pour ce qu’il est tout en sachant que se connaître et être reconnu fait partie d’une demande classique. La restauration d’un narcissisme blessé lié au vécu de l’analysant vient en même temps s’y confondre. Ainsi « faire » une analyse ouvre à une expérience relationnelle avec soi et avec l’autre extraordinaire.

Au delà de l’élaboration du projet analytique qui s’effectue tout au long de la cure, il s’agit pour l’analysant à un moment ou un autre de penser la question du deuil de l’objet narcissique d’un moi idéal et de l’omnipotence qui en est liée.

Les besoins libidinaux nourris par le transfert ainsi que la relation d’asymétrie imposée par celui-ci et le cadre proposé suffisent-ils pour créer un espace possible de symbolisation et de créativité vis à vis de la demande initiale ? Ainsi le travail de deuil ne s’opérerait pas qu’essentiellement à la fin de la cure, mais tout au long de celle-ci. Divers moments qui jalonnent le temps d’un analysant en analyse permettraient que celui-ci se confronte à la perte et au deuil et ainsi de supporter constamment en lui même le travail de différenciation. Ne serait-ce pas là en même temps une véritable conquête du désir à opérer ?

Banquet de Platon – Socrate et Alcibiade

Inceste transgénérationnel

Lecture du livre « Les Mal-aimées »

de Caroline Bréhat

Une histoire parmi tant d’autres, une histoire qui ressemble sans ressembler à ce que beaucoup de femmes victimes de violences conjugales ou d’enfants victimes de violences sexuelles rapportent au sein des institutions de la protection de l’enfance, des cabinets des professionnels de santé ou d’avocats, des commissariats et bien sûr des tribunaux. 

Un roman passionnant à la façon d’un récit rédigé par Caroline Bréhat qui pourrait se définir comme de style simple et accessible pour aborder l’inceste et nous accompagner à découvrir les différents mécanismes et processus inhérents à cette violence. C’est un sujet délicat, douloureux, complexe, qui tente d’être débattu sur les différentes scènes politiques, sociales, médiatiques ces dernières années depuis le mouvement me too qui a sans aucun doute contribué à une libération de la parole des victimes et fait bouger les bases du patriarcat que nous connaissions. 

Par ce roman, Caroline Bréhat rentre rapidement dans le vif du sujet, nous raconte l’histoire de Bettina Le Goff, mère d’Apolline qui aura tout tenté pour protéger sa fille de son père incestueux. Au gré des pages l’auteure nous emmène avec elle en totale immersion, souvent nous bouleverse, sans aucunement enjoliver ou sur-exagérer le décor. Elle nous raconte le vécu d’une femme ordinaire qui va croiser la route d’un individu qui deviendra père de son enfant mais dont la relation toxique et pathogène invitera à repenser les liens de filiations de l’auteure. 

Cette histoire incroyable est pourtant malheureusement encore trop courante à ce jour. Au sein de nos institutions de nombreuses femmes racontent leurs histoire, tentent des mises en récit comme un appel à historiciser, conjurer le Mal, dans l’espoir d’être entendues, que l’on accueille et entende leurs vécus individuels, leurs passés mais aussi cet actuel à savoir celui de se battre pour récupérer la garde de leurs enfants, tentent d’échapper aux processus d’emprise, de manipulation qui sont à l’œuvre en intrafamilial. 

L’image actuelle de la femme est encore celle d’une femme manipulatrice, parfois qualifiée d’hystérique ou de bipolaire par les professionnels. Ce roman psychanalytique nous pousse à nous interroger sur notre place, notre fonction de professionnel engagé dans l’écoute de la souffrance de l’autre et de son accompagnement.  Quels sont les effets des processus d’emprise, de la perversion sur l’accompagnement des victimes ? Ceux-ci déteignent, s’infiltrent jusque dans la sphère institutionnelle. De place de victime, ainsi nous assistons comme le décrit si bien Caroline Bréhat au renversement de rôle, de place et de fonction où la femme devient l’individu dangereuse et aliénante pour son enfant. Finalement la réelle mise en danger de l’enfant est alors évacuée et le focus porté sur le conflit de couple, la fragilité de la mère sans que le père auteur de violence ne soit inquiété puisqu’il devient la personne secourable et protectrice de l’enfant. 

Ces femmes comme nous le relate Caroline Bréhat à partir du personnage de Bettina sont alors attaquées pour vouloir protéger leurs enfants contre vents et marées. Comme ici, beaucoup changent de pays pour retourner en France lors d’expatriation ou de processus de migration à l’étranger. Elles ont à chaque fois l’espoir de pouvoir bénéficier d’une juridiction qui serait moins séduite, aveuglée par l’agresseur et moins complice inconsciente de celui-ci. 

Comment avoir connaissance des enjeux qui se rattachent à l’invariabilité qu’est l’inceste, l’emprise, la paranoïa antichambre de la perversion ? Parfois les appellations par les professionnels, par la presse, les médias, le social sont confuses, les inversions, collusion dans l’usage des termes sont courantes, si bien que le terme de pervers est employé de manière sur exagérée et qu’il prend la place sur scène au paranoïaque. 

Dans les diverses professions amenées à accompagner les victimes malgré les formations déjà existantes nous n’avons pas suffisamment connaissance commune  des stratégies possibles de l’agresseur. La théorie pourtant riche ne permet pas de se rendre compte de la puissance des phénomènes agis par l’agresseur et des positions défensives des victimes dont l’identité individuelle a été complètement broyée, retournée, écrasée et rendue à l’état d’objet quasi ustensilitaire. Dans son livre, Caroline Bréhat nous montre bien les effets des violences conjugales, le lien existant entre celles-ci et les violences multiformes jusqu’à celles de sexuelles faites aux enfants. Tellement impensable que finalement de manière contre transférentielle il est plus aisé de se concentrer sur la violence agit dans le couple que de mettre le focus sur cette violence invisible mais pourtant existante en arrière fond qu’est celle faite à l’enfant. Un mari violent, un homme violent, mais aussi une femme, cela commence dès lors qu’un jour un poing va être tapé sur le rebord d’une table pour montrer un désaccord, dès lors que l’autre va couper la parole à multiples reprises lors d’un échange verbal empêchant finalement ainsi qu’une pensée liée puisse s’exprimer. Il y a donc atteinte au sentiment de sécurité de l’individu avec le verrouillage de toute possibilité d’agir et de penser en son nom propre, en toute liberté comme sujet unique et singulier. 

La plupart des institutions sont parfois toutes aussi violentes que l’agresseur avec la victime et les enfants car celles-ci pour des raisons diverses qui sont donc soient défensives, de natures inconscientes ou fonctionnelles ne mettent pas au travail d’analyse les effets de ces organisations psychopathologiques sur les équipes et les individus qui eux-même peut-être ont pu par le passé croiser la route d’agresseurs ou ont eu dans leur vie privée une expérience chargée d’un vécu traumatique non suffisamment élaboré.  

Caroline Bréhat nous transmet de manière suffisamment détaillée tel un récit autobiographique l’histoire de famille, les relations intrafamiliales de Bettina Le Goff mais aussi celle des co-détenues incarcérées à ses côtés. Nous voyons bien à travers les différents protagonistes comment se tisse, s’entrecroise cette violence incestueuse qui se répète parfois sur plusieurs générations. L’idéalisation pathologique est le fil conducteur. 

Comment déceler un auteur potentiel de violences conjugales alors que la violence était déjà présente dans le système familial et qu’elle était parfois déniée ? La place dans la lignée est attaquée, elle s’en voit modifiée, il n’y a plus de différences générationnelles. L’individu rendu vulnérable, fragilisé, se retrouve séduit, aveuglé par le violenteur, l’abuseur, le mari, le père qu’il voit comme la figure parentale idéale qui saura l’étayer et faire l’objet d’être une prothèse narcissique. Un véritable pacte avec le Mal comme nous le constatons à la lecture du roman au fil des pages dont il est difficile de se délier. 

Dans de nombreuses histoires de vie comme dans ce livre, nous voyons bien comment la violence sur l’enfant n’est pas entendue. N’est ce pas faire aussi soi-même violence à ceux que nous accompagnons que de ne pas comprendre, entendre, tout faire pour qu’un enfant ne subisse plus de violences intrafamiliales? Qu’est ce qui pousse notre société actuelle à continuer à laisser la garde d’un enfant auprès de son abuseur, de son agresseur ? La victime rendue vulnérable par son parcours de vie, ses identifications pathogènes, se retrouve dans un système de culpabilité comme en réfère Caroline Bréhat dans l’ouvrage qui complexifie le parcours de reconnaissance institutionnelle et judiciaire du statut de victime et de mise sous protection de l’enfant. En effet, aux USA tout comme en France et dans de nombreux pays il est monnaie courante de parler du syndrome d’aliénation parentale qui conduit à suspecter la parole du parent et de l’enfant. Il est couramment reporté dans les expertises psychologiques, les enquêtes sociales l’existence de ce syndrome qui malgré qu’il soit pertinent cliniquement assure protection à l’auteur de violence en réduisant les faits au conflit conjugal et centralisant les difficultés essentiellement du côté du parent fragile, à savoir comme ici Bettina Le Goff.  Peut-être pourrions nous simplement parler d’aliénation sans lui donner plus qualificatifs ? 

De fragilité en fragilisation, à la destruction de l’altérité et de l’individu lui-même nous en arrivons au point ultime de non retour, la case prison ou bien la tentative de suicide si par chance celle-ci est évitée et qu’elle ne donne pas lieue à un suicide réussi et accompli. C’est bien souvent ce dont nous sommes témoins comme ici dans ce roman. 

Lire ce livre touche, bouleverse, nous rapproche de l’auteur par jeux identificatoires, car Caroline Bréhat sait nous transmettre à travers les mots la charge affective encore présente, la sienne mais aussi la souffrance d’Apolline, cette peur mais aussi cette force qu’à cette enfant à faire face aux évènements tous horribles et innommables qui nous sont partagés presque avec retenue mais réalité et vérité. Nous devinons les effets des violences qui paralysent la pensée, les effets de l’expérience traumatique et la tentative de s’en délivrer. 

Le tiers, psychologue, tient une place, un rôle essentiel et important par les mots choisis et la posture protectrice initiée auprès de l’enfant. Il est possible de prendre des positions institutionnelles parfois coûteuses dont le seul objectif essentiel est celui de l’intérêt de l’enfant et de sa protection. Actuellement bons nombres de professionnels tentent de faire évoluer le système. Ce système social libéral, globalisant et technocrate basé sur des logiques patriarcales ne facilite pas la tâche. Nous le constatons bien à la lecture de l’ouvrage lorsque au gré de l’histoire, nous voyons qu’Hunter, le père d’Apolline est reconnu par les juridictions américaines comme père protecteur de son enfant et obtient donc le statut de victime. Nous assistons à cette inversion des rôles, mais aussi à la puissance de l’emprise, du squat psychique et d’habiter l’autre et ainsi commettre un crime généalogique. L’inceste remet en question tout le système d’appartenance généalogique, bouscule l’ordre établi de la victime. 

La justice et la reconnaissance de statut de victime peuvent-elles réparer ce Mal irréparable parfois irreprésentable et innommable ? 

Pour conclure, cet ouvrage nous oblige donc à réinterroger les impasses et les enjeux de l’inceste transgénérationnel mais aussi les différentes tentatives de symbolisations parfois couteuses de l’individu violenté et quels en sont ses effets sur le social actuel. “Les Mal aimées” sera ainsi enrichissant à lire pour tous les professionnels de terrains qu’ils soient médecins psychiatres, juristes, psychologues, officiers de police, avocats, assistants sociaux, éducateurs, puéricultrices,  engagés au plus prêt des familles et ce peu importe leurs professions.  Il nous rappelle que peu importe les expériences de vies traversées, nous sommes loin d’imaginer à quel point l’humain contient de ressources insoupçonnées. De l’ombre à la lumière il n’y a qu’un pas, ce pas qui conduit à la liberté d’être soi. 

Le Lâcher prise

Le développement personnel vente la notion de lâcher prise. Pour autant est-ce si simple que cela ?
Certains pensent qu’il s’agirait de se soumettre, de laisser tomber, se résigner, ne pas affronter ou démissionner. C’est une fausse idée car le lâcher prise reviendrait plutôt à une forme d’acceptation de ce qu’il se passe, se présente à soi loin de toute tentative de tout contrôler, maîtriser.

Derrière cette idée nous retrouvons la crainte de perdre le contrôle, perdre le contrôle de sa vie.

Que se passerait il si vous vous laissiez aller ? Si vous vous laissiez porter par cette incertitude ou cette inconnue à laquelle vous faites face ? Voilà une question que je pose régulièrement à nombreux de mes patients.

N’est-il pas totalement normal de se sentir déstabilisé face à quelque chose d’inconnu un peu comme si vous arriviez dans un pays étranger sans parler et comprendre un seul mot de la langue ?
Le lâcher prise consiste justement à être face à une situation inconfortable tout en acceptant de ne pas pouvoir maîtriser quoique ce soit.
Bien souvent nous rétrouvons greffé en arrière fond de tout cela de la peur ou de la honte.

Être dans le contrôle et la maîtrise rend difficile notre relation à l’autre, à sa famille, à ses collègues de travail.

Tel un parcours initiatique à la rencontre de soi, il s’agira alors de ne plus être dans le « faire ».

Les thérapies comportementalistes sont très utiles mais ne permettent pas de sortir de se « faire » puisqu’elle indiquent une manière de composer, d’agir et donc de continuer à contrôler indirectement. Le lâcher prise peut-être favorisé par un véritable travail sur soi où il s’agira d’aller à la rencontre de ce qui nous a conduit à nous comporter ainsi pour progressivement s’inscrire dans un processus d’être soi-même en relation avec soi et les autres sans craindre qu’un événement nous pousse à devoir à nouveau nous placer dans un agir qui permettrait d’éviter un effondrement massif lié à la perte de soi ou de l’autre.

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Hommage à Michel Soulé

LECTURES…

Livre de Sylvain Missonier, Rencontre avec Michel Soulé, Eres 2015.
De la psychiatrie de l’enfant à la psychiatrie Fœtale.

Avant de présenter cet ouvrage de Sylvain Missonier avec la participation de B.Golse et de P. Delion, nous ferons une brève présentation de l’auteur et du parcours de Michel Soulé.
Sylvain Missonier est Directeur du Laboratoire du PCPP (Psychologie Clinique, Psychopathologie, Psychanalyse) et Professeur depuis 2009 de psychopathologie clinique de la périnatalité et de la première enfance à l’Université Paris Descartes. Psychanalyste et psychologue clinicien il est membre de la SPP (Société Psychanalytique de Paris). Membre du Comité scientifique et de rédaction du périodique « le Carnet Psy », il dirige avec un comité éditorial la collection d’ouvrages « La vie de l’enfant » aux éditions Eres. Sylvain Missonier est co-président du groupe francophone de l’Association mondiale de santé mentale du nourrisson (WAIMH F) et co-fondateur et animateur du réseau SIIRPPP et du SIICLHA. Il est membre du Réseau de la communauté périnatale de Versailles.
C’est à l’issue de ses formations universitaires en philosophie, psychologie et psychanalyse qu’il s’est initié à la psychiatrie de l’enfant et dans les années 80 qu’il s’intéresse aux bébés et suit le séminaire de Serge Lebovici et travaille à Bobigny auprès de jeunes enfants. A la même période, il suit les enseignements de psychologie à l’Université de Paris Descartes des surnommés « 3 mousquetaires » ou « LSD » (Lebovici, Diatkine et Soulé) pour leur traité novateur de la psychiatrie infantile qui s’est étendu à l’ensemble de la psychanalyse. Sylvain Missonnier va oeuvrer aux côtés de Michel Soulé pour une clinique périnatale interdisciplinaire afin de permettre que le processus de développement foetal soit reconnu comme essentiel et qu’il soit considéré comme le premier élément constitutif à tout être à prendre en considération dans toute prise en charge thérapeutique ou éducative.
Michel Soulé sera un des premiers pionniers à s’intéresser à la vie foetale. Décédé le 30 janvier 2002, il était pédopsychiatre et psychanalyse, professeur honoraire de l’enfant à l’université de René Descartes
de Paris V. Il fut membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris et l’un des premiers créateurs de la psychiatrie psychanalytique de l’enfant avec Serge Lebovici et Gilbert Diatkine, qui deviendront à eux trois de futures figures majeures de toute une jeune génération de pédopsychiatres. Michel Soulé a fait des études de mathématiques en répondant à l’injonction de son père comme il avait l’habitude de le raconter. Puis, se dirigera vers des études de médecine et de pédopsychiatrie. Il commencera sa carrière comme pédiatre dans les services du Professeur M. Lelong et sera ensuite interne en psychiatrie. Il dirigea de 1955 à 1980 la consultation de psychiatrie infantile à l’hôpital Saint Vincent de Paul. Michel Soulé animera la consultation de cette institution en psychiatrie de l’enfant avec L. Kreisler, J. Noel, F. Bouchard. M. Soulé et L. Kreisler formeront un véritable tandem qui développera les réflexions et travaux sur la psychosomatique.
Il débuta son travail avec l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), en 1965 il crée et dirige jusqu’à la fin de son activité le Centre de Guidance Infantile de l’IPP (Institut de Puériculture de Paris) comme centre entièrement dédié à la clinique précoce et à la question de la prévention. Il sera le créateur en 1970 d’un hôpital de jour pilote, qui connaitra une renommée tant en France qu’à l’international. Il sera innovant dans la prise en charge précoce des jeunes enfants autistes. Michel Soulé sera le premier à inviter T.B. Brazelton en France en 1981 et à le publier en Français dans l’un de ses ouvrages. En 1985, il sera nommé Professeur de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et formera et transmettra avec passion ses connaissances à un grand nombre de psychiatres et psychanalystes actuels. Il reste à ce jour une figure emblématique de la pédopsychiatrie, du prénatal et incontestablement un maître à penser de l’enfance.

Cet ouvrage de la collection « Rencontre Avec » nous offre une transmission vivante et dynamique d’une rencontre entre Sylvain Missonier et Michel Soulé. Bénéficiant du soutien de L’ARIP et de Christiane Souillot pour la retranscription des entretiens, il reflète l’engagement personnel et professionnel de Michel Soulé. Alliant biographie et outils conceptuels, théorie, il est pour toute personne désirant approcher la psychiatrie de l’enfant et la psychiatrie fœtale un excellent ouvrage pour débuter et prendre conscience de l’histoire qui fait trace dans l’actuel.

Dès le début du livre l’entretien guidé par Sylvain Missonier avec Michel Soulé, nous offre une parole pleine nous permettant ainsi de mieux saisir son œuvre et sa vie sous le regard d’un de ses collaborateurs passionné.

Dans la seconde partie, M. Soulé retrace sa découverte de la problématique des enfants placés à l’ASE lors de ses premières années d’interne en pédiatrie à St-Vincent-de-Paul, ce qui va jouer un rôle déterminant pour la suite de sa vie professionnelle. Evoquant les textes de Bowlby où est abordé « le problème de carences et des pertes de compétences chez l’enfant », ainsi que la façon dont la communauté pédiatrique avait pu recevoir cet écrit, M. Soulé nous fait part de cette difficulté qu’il a eu à se situer dans sa profession. Ne pouvant se positionner en dehors du « clan des psychiatres d’enfants et psychiatres de bébés » il est sensibilisé par ce qu’il observe au quotidien. Il découvre le placement de l’enfant à l’Aide Sociale à l’Enfance et rédigera son premier article de psychiatrie infantile : « La carence de soins maternels dans l’enfance. La frustration précoce et ses effets cliniques ».

Tout au long de la retranscription par souci de transmettre, M. Soulé évoque de façon très riche et détaillée, les premiers débuts de réflexion, de prise en charge et de prévention au niveau de la petite enfance. Il décrit de façon chronologique avec attention en effectuant constamment des liens avec sa vie, son oeuvre, son parcours, ses rencontres, sa militance et ses actions vis-à-vis de l’ASE et du Ministère de la Santé. Il développe ainsi des relations de travail avec Simone Weil, participe à l’élaboration du rapport Bianco et du Document « P » (la Prévention médico-psycho-sociale de Michel Soulé et Janine Noël) qui constituera la base du tome III du Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent publié sous la direction de S. Lebovici, R. Diatktine et Soulé en 1985).

Nous découvrons aussi un personnage comme le nomme Missonier « foetologue », organisateur de journées scientifiques de la WAIMH (World Association of Infant Mental Health), ou psychosomaticien. Pour chaque fonction il veille à évoquer les raisons scientifiques, circonstances professionnelles et personnelles, les aspects historiques personnels qui l’on conduit à se pencher sur la vie du foetus et ses premières approches avec l’échographie.
Il retrace brièvement son parcours de psychiatre dirigeant de la Guidance Infantile à l’Institut de Puériculture et de Périnatalogie de Paris et les évènements qui surviennent avec les interruptions médicales de grossesse pratiquées par l’équipe des Docteurs Daffos et Forestier. En tant que formateur en psychologie sociale, intervenant lors de la création du COPES (Centre d’Ouverture Psychologique Et Sociale), M. Soulé évoque sa participation pour la mise en place de cycle de conférences où la pédiatrie sociale ou la psychiatrie sociale sont développées. Il sera enseignant aux côtés de Simone Weil et tentera la mise en place de cours sur la psychologie fœtale mais en vain. Malgré son souhait de transmission et son ambition, le public n’était pas prêt encore à recevoir le caractère novateur du contenu de ses formations.

Autre passage important de sa vie, sa rencontre avec Lacan, Pasche, Marty… On découvre alors un parcours analytique avec plusieurs psychanalystes dont Lebovici. C’est à cette période que se fait son affiliation et son adhésion à la SPP. Michel Soulé est aussi ambassadeur en Italie de la psychiatrie infantile, il participe à de nombreuses réunions annuelles auprès de Golse, Rufo et Missonnier à l’Université de Padoue. Lors des entretiens retranscrits dans cet ouvrage, M. Soulé nous propose de nombreux détails biographiques qui nous montrent que sa carrière professionnelle est jalonnée par de nombreuses lignes de forces qui viennent se croiser avec sa propre histoire. Les rapports relationnels et affectifs qu’il entretient avec son père, sa mère, mais aussi la part transgénérationnelle qu’il porte vont jusqu’à le conduire à Rio sur les traces de son grand-père où il présidera avec Brazelton un congrès de psychiatrie infantile sud-
américaine. Dans cet entretien très riche et très complet, M. Soulé nous décrit sa traversée des deux guerres, son parcours d’externat et d’internat de Paris et comme le nomme Missonier « sa Légion d’honneur Œdipienne. ». Par la suite une grande place est faite autour du document P. véritable outil de prévention, de formation et d’information réalisé avec Janine Noël. Il est repris ici dans sa version originale de 1980, où sont décrites entre autre les notions de risques et de vulnérabilités, les difficultés antérieures à toute prévention précoce et une multitude de détails concernant les apports des études épidémiologiques. Il est précisé les indicateurs de risques en fonction des différentes périodes et les différents programmes d’actions à valeur préventive inhérentes autour de l’arrivée de l’enfant.


Dans la 4ème et dernière partie de l’ouvrage, c’est un chapitre entier sur la vie du fœtus. Michel Soulé développe ici l’intérêt d’étudier les conditions de vie du fœtus en nous offrant un grand nombre d’informations, qui s’articulent avec ses connaissances et son expérience en imagerie médicale. Il retrace, ici la façon dont le fœtus perçoit les bruits extérieurs, et apporte des observations faites en effectuant des ponts avec Freud, Spitz sur le plan clinique. C’est donc un voyage au sein de la cavité primitive, du mérycisme ou bien des procédés auto calmants du fœtus, que nous découvrons au fil des pages. Dans cette partie Michel Soulé questionne et revisite aussi l’inquiétante étrangeté de l’image échographique du fœtus, en offrant une place principale à l’imagerie et à ce qu’elle peut induire, et comment elle peut intervenir dans les processus et réaménagements de la vie fantasmatique de la femme enceinte. En s’appuyant sur le texte de D.W. Winnicott, « la haine dans le contre transfert », il nous renseigne sur le glissement de dénomination, contenu du ventre maternel du mot fœtus au mot bébé et sur les processus qui se déploient servant à annuler toute perception de la haine. Il détaille la haine au niveau de la biologie chez la mère pour ce corps étranger, en décrivant les fantasmes « terrifiants » des formes imagées d’intervention de l’obstétricien. Michel Soulé explique le rôle et la nécessité d’amener la mère à penser ces idées de haine et leurs formulations. Il évoque brièvement les processus de haine aussi en jeux du côté du père et des équipes de médecine fœtale, les obstétriciens. Dans cette partie, on retrouve une description complète des différentes interactions qui s’effectuent entre la mère, le placenta et le fœtus et comment cela peut influer jusqu’à l’accouchement. Il évoque ainsi la triade biologique et la violence fondamentale expliquant les phénomènes de « rejets de greffe ». Pointant l’idée que la grossesse serait l’idée d’une exception paradoxale à la règle du rejet de toute greffe hétérogène mais aussi un paradoxe immunologique, Michel Soulé nous transmet son savoir sur l’immunologie et la biologie foetale. Il reprend ainsi Gachelin, Gosme-Séguret ou Marty et Freud pour faire des liens avec les maladies psychosomatiques et les troubles fonctionnels précoces. Nous trouvons beaucoup d’exemples cliniques de dysfonctionnements qui seraient conséquents à ce qu’il nomme la « Triade Biologique ». A la suite, on retrouve un texte enregistré d’Alain Casanova, diffusé lors d’une journée scientifique en 2005, où Michel Soulé aborde avec beaucoup d’humour le rôle joué du placenta. Serait-ce « sa vie, son oeuvre, son dévouement », concluera t-il sur cette partie en tirant « sa délivrance ».

Sylvain Missonier, achève ce livre en intégrant l’hommage de B. Golse prononcé le 07 Février 2012 lors des obsèques de Michel Soulé au Cimetière Montparnasse à Paris. A la fin de l’ouvrage on constate au travers des mots de P. Delion le témoignage d’une profonde admiration, un respect et de l’affection pour cet homme, qui aura marqué profondément tous les professionnels de la psychiatrie foetale et infantile et les professionnels de la protection de l’enfance. Nous ne pouvons que recommander ce livre qui nous permet une rencontre exceptionnelle avec Michel Soulé à travers des passages de vie qu’il nous dévoile au fur et à mesure des pages ainsi qu’au travers de ses différents parcours professionnels et personnels qui finalement façonnent cet itinéraire si particuliers qui fait de lui un des pionniers de la pédopsychiatrie en France.

Karine Henriquet, 2017

La recension est téléchargeable sur cairn : (2017). Lectures. Psychologie Clinique, 43, 201-242. https://doi.org/10.1051/psyc/201743201

Vignette du jour…

Écouter son corps lorsqu’il fait signe

Écouter son corps lorsqu’il fait signe évitera qu’il devienne trop bruyant.
Le corps alerte de différentes façons que ça ne va pas. Les affects n’arrivent pas à être repérés ou à se raconter et se nouent au corps pour former une liaison psychosomatique.

Véritable indice qu’il existe un impossible à exprimer, le corps devient alors le seul lieu d’expression par la mise en place du symptôme corporel ou somatique. Écouter son corps, c’est s’écouter soi. Dans ce prendre soin de son corps c’est prendre soin de soi là où il n’a sans doute pas été possible auparavant. Il n’est jamais trop tard pour s’écouter.
Que ce soit en psychothérapie ou en psychanalyse les symptômes corporels disent, racontent une histoire, votre histoire. Un long rébus à reconstituer, un travail d’archéologie permet de réduire, voir disparaître de lui-même le symptôme et d’éviter qu’il ne se déplace.

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Psychanalyse, hystérie et exorcisme

A. SOUQUES ET LE PÈRE AURÉLIAN, “UNE RÉCENTE EXORCISATION EN BAVIÈRE”. RAPPORT SUR UN CAS
D’EXORCISATION (13 ET 14 JUILLET 1891) DANS LE CLOÎTRE DES CAPUCINS DE WENDING, NOUVELLE ICONOGRAPHIE DE LA SALPÊTRIÈRE, 1893

EDK, Groupe EDP Sciences | « Psychologie Clinique »
2017/1 n° 43 | pages 188 à 195
ISSN 1145-1882
ISBN 9782759819034
Article disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-psychologie-clinique-2017-1-page-188.htm

Pour citer cet article :

Karine Henriquet-Mongreville, « A. Souques et le père Aurélian, “Une récente exorcisation en Bavière”. Rapport sur un cas d’exorcisation (13 et 14 juillet 1891) dans le cloître des Capucins de Wending, Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, 1893 », Psychologie Clinique 2017/1 (n° 43), p. 188-195. DOI 10.1051/psyc/201743188

Résumé
À partir d’un article rédigé par Achille Souques en 1893 dans la Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière sur le récit d’un cas d’exorcisation qui s’est déroulé sur un enfant en Bavière en 1891, il est intéressant d’observer que le jeune garçon de dix ans est atteint d’hystérie délirante, et qu’il fut considéré comme possédé du démon. L’événement qui causa grand bruit dans la région pose la question : faut-il faire appel à un psychiatre ou à un exorciste et comment différencier les maux d’origine maléfique des troubles psychiques ? On peut se demander si la collaboration entre psychiatres, psychologues, psychanalystes et exorcistes avec la parole comme outil commun n’amènerait pas le sujet possédé à une forme de délivrance, rendue possible par une cure ou un exorcisme ? Entre croyance et certaines formes de névroses présentant une forme de division similaire à la possession, il est bien difficile parfois d’établir un diagnostic sans avoir de doutes.


Mots clés
Exorcisme ; hystérie ; le Diable ; possession ; Souques.

Présentation de l’auteur
Achille Souques est né dans l’Aveyron en 1860. Il décède d’un cancer en 1944. T. Alajouanine élève dévoué le soignera pendant ces dernières années (Guillain, 1945). Souques est l’un des premiers reçus de l’internat chez Charcot en 1886. Pendant ces années, il se noue d’amitiés avec J.B. Charcot, M. Nicolle et H. Meige. Appartenant à une promotion d’excellence, il sera le dernier interne de Charcot en 1892. Il lui sera fidèle jusqu’aux dernières heures de gloire de la Salpêtrière. Souques profitera de la récompense allouée à l’obtention d’une médaille d’or en qualité d’interne en 1893 pour prolonger son stage et voyager en Allemagne. En 1898, après son clinicat, il est nommé médecin des hôpitaux.

Lors d’un déplacement à Berlin, il apprend la mort de Charcot et sera profondément affecté par cette nouvelle qui sera déterminante pour la suite de sa carrière où il n’aura cesse de compléter son oeuvre. Il devient Chef de Clinique d’E. Brissaud, puis de F. Raymond. En 1899, Souques s’oriente alors en Neurologie et devient un des fondateurs de la Société de Neurologie de Paris. Il sera Médecin à l’Hôtel Dieu et ensuite à l’Hospice d’Ivry avant de devenir Chef de Service à La Salpêtrière où il succède à P. Marie à Bicêtre (Broussolle, Loiraud, Thobois, 2010). En 1918, élu à l’académie de Médecine, considéré comme un spécialiste de la neurologie, il est à l’origine de nombreuses découvertes et d’un certain nombre de signes sémiologiques (Société française de neurologie, 1945).

Il présenta en 1890 sa thèse sous la présidence de Charcot : Étude des syndromes hystériques simulateurs des maladies organiques de la moelle épinière. En 1925, il prend sa retraite de l’hôpital de la Salpêtrière. Passionné d’art, de littérature et d’histoire, il se consacre les dernières années de sa vie, à l’histoire de la médecine antique (Souques, 1936).

À la fin de l’année 1885, Freud passera 4 mois à la Salpêtrière alors que Charcot est à l’apogée de sa gloire. L’hypnotisme et l’hystérie sont au centre des préoccupations. Le passage de Freud à Paris pendant une période d’agitation mondiale marque sans doute une mutation, le lien entre la psychiatrie moderne et l’ancienne. On observe le début d’une rivalité de deux écoles. L’œuvre de Charcot est remise en question par les neurologues allemands qui rejettent l’idée d’assimiler les paralysies traumatiques non organiques à l’hystérie masculine. En 1887, les maladies mentales prennent le devant de la scène en Europe. On parle, lors de nombreux congrès, des névroses, de l’hypnotisme et du magnétisme. La psychologie devient science à part entière. La parapsychologie fait son entrée et l’on commence à parler de psychothérapie suggestive. 1889 est une année faste pour la psychiatrie dynamique. Dans les années qui suivent 1890, nous assistons au déclin de Charcot, La Salpêtrière perd son intérêt. L’école de Nancy suscite de l’enthousiasme et prend de la vitesse (Ellenberger, 2001). En 1891, année même du déplacement de Souques en Bavière pour le cas d’exorcisation, l’école de Nancy attaque Charcot qui essaye d’étendre son domaine de prédilection. Des recherches sur le spiritisme sont effectuées à La Salpêtrière
et les 5 années passées laissent apparaître une période faste pour la psychologie, la psychiatrie et la neurologie. Janet, Charcot, Babinski, Breuer et Freud, James, Bemhein et Krafft-Ebing sont critiqués, décriés, mais permettent des découvertes étonnantes. Il ne serait pas surprenant que Souques, qui baigne dans cet élan n’ait pas été inspiré.

Présentation du texte
Une récente exorcisation en Bavière. Rapport sur un cas d’exorcisation (13 et 14 juillet 1891). Le texte présenté est un article de Souques publié dans la Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière en 1893. Il rapporte un cas d’exorcisation réalisé du 13 au 14 juillet 1891 par un Prêtre capucin. L’exorcisation se passe dans le cloitre de Wending en Bavière sur un jeune garçon de dix ans atteint d’hystérie délirante qui serait considéré
comme possédé du démon.


Les parents de l’enfant, les époux Muller, meuniers sont sous mariage mixte mais mariés dans la foi protestante. Le père est catholique et la mère protestante. L’enfant est scolarisé dans une école évangélique. Point commun qui rassemble, les parents sont chrétiens mais n’entretiennent pas le même rapport à la religion. Michel, l’enfant de 10 ans présente des symptômes, signes particuliers. « À l’origine de la maladie,
les époux Muller s’étaient adressés au prêtre catholique de Feuchtwangen qui les avait envoyés au médecin du canton. Celui-ci avait porté le diagnostic d’hystérie.


Lorsqu’il vit l’enfant pour la première fois, la mère lui dit : “dans une demi-heure ça va le prendre”. En effet, dans une demi-heure l’enfant se jeta sur un banc, frappant autour de lui des mains et des pieds. Si le médecin lui signifiait très énergiquement de rester tranquille, il obéissait à cet ordre. Mais ce praticien ayant déclaré aux parents que leur fils serait plus vite guéri dans un établissement spécial, ceux-ci décidèrent de ne pas le soumettre plus longtemps au traitement médical » (Souques, 1893).


Après la rencontre avec ce médecin du canton, relatée par Souques, qui a posé le diagnostic d’hystérie délirante, les parents refusent tout traitement. Inquiets malgré tout, ils décident de faire appel à l’Église et de demander soutien auprès d’un Révérend Vicaire, pour aider Michel à se débarrasser de ses souffrances. Le garçon ne supporte pas d’entendre réciter des prières, d’être en présence d’objets religieux, sans rentrer dans un état de fureur allant jusqu’à modifier les traits de son visage.


Après les actions du Révérend Vicaire qui n’auront aucun effet, il sera orienté avec ses parents vers le cloitre des capucins. Dès son arrivée, lors des bénédictions routinières des malades, l’enfant montre beaucoup d’agitation, de rage, de fureur et de psychokinèse amenant à penser qu’il est pris d’une influence démoniaque. Les rencontres et tous les moyens sont mis en oeuvre par le cloître pour aider cet enfant.
Michel recevra la benedictio a daemone vexatorum et l’exorcisation in satanam et angelos apostatas, que l’on retrouve dans le rituel Romain de 1903, à plusieurs reprises mais toujours sans résultats. La situation de Michel n’évoluera pas pendant 6 mois. Il est alors demandé auprès de l’Église de pratiquer l’essai d’un exorcisme solennel car après de multiples conjurations, il n’est constaté aucun effet.


Lors de l’exorcisme solennel qui débutera le 13 juillet 1891, l’enfant montrera tous les signes laissant penser à une possession. Lutte, cris, rugissements d’animaux, violence… Il est nécessaire d’attacher l’enfant pour pouvoir procéder à l’exorcisme selon le grand rituel d’Eichstaett. La scène se passe dans l’église ; le P. Aurélian est assisté de deux membres du cloître. Les parents de l’enfant ainsi que deux ou trois personnes sont présentes mais l’église est fermée au public. L’exorcisme sera reconduit dans l’après-midi après avoir été réalisé déjà une fois le matin. Après acharnement et résistance, plusieurs sacrements, cris, gémissements, bénédictions, le diable reconnait, en s’écriant plein de rage, posséder l’enfant.

Le second jour, 14 juillet, le P. Aurélian effectue la cérémonie seul avec une grande foule témoin des événements. Après une lutte acharnée au nom de la puissance de Dieu, le Père fait à nouveau face à un échange verbal avec le diable et à la fin de l’intervention, celui-ci dénoncera la voisine comme responsable du sortilège sur la famille.
Après adjuration et discussion de 6 heures, la séance se termine. L’après-midi une dernière exorcisation d’une heure sera reconduite avec bénédiction cruciale et litanie des saints. L’enfant ne crache plus mais reste agité. Le dialogue entre le diable et le Prêtre est possible. À l’issue, de la cérémonie, triste, il confirmera ne plus être en possession de l’enfant. Le diable aurait ainsi abandonné Michel après une longue lutte, supplications et gémissements. L’exorcisation s’achève ainsi. L’enfant ainsi délivré va pleurer, être en capacité d’effectuer le signe de croix et d’embrasser les reliques que le Père va lui présenter. Hystérie ou Possession ?

Mais que dire sur les causes de la possession ? Les parents ne sont pas de même religion, catholique et protestant, mais chrétiens. La jalousie pourrait-elle être à l’origine de la possession de l’enfant ? Une voisine du couple aurait ensorcelé l’enfant en lui faisant manger des Hitzeln. Pouvons-nous établir un lien de causalité avec la situation religieuse familiale ? Avant la délivrance de l’enfant, la famille semble plus proche de la religion protestante de la mère. Mais par nécessité, elle va se rallier et rentrer dans le giron catholique espérant sauver son enfant. Suite à l’exorcisme, l’Église récupère la mère de l’enfant comme pratiquante. Le texte relate aussi l’étonnement que produit ce miracle sur les deux congrégations religieuses. Personne ne
niera l’existence de la possession par peur et par crainte des autres et de l’Église. Le P. Aurélian déclarera aussi des phénomènes étranges dans la maison familiale des Muller, lors des quelques jours qui suivront la délivrance et l’exorcisme solennel.
Ce qui est relaté est un rapport des faits du P. Aurélian à La Gazette de Cologne. Souques, lui accède au phénomène de possession par le diagnostic initial posé par le médecin de canton. Selon lui, le praticien déclare que le garçon souffre d’hystérie délirante et qu’il serait mieux soigné s’il était pris en charge dans un établissement spécial. À l’issue de cette rencontre, les parents refusent le traitement et les soins.
Ne se seraient-ils pas rattachés à l’Église par nécessité d’être entendus ? Qui avait pris la décision dans le couple de ne pas soigner l’enfant par voie médicale ? Les parents avaient déjà rencontré un prêtre avant d’être dirigés vers le médecin qui allait établir le diagnostic. La question centrale : Possession ou Hystérie ? Comment
soigner ? Doit-on faire appel à un prêtre ou à un psychiatre ?


Pour la plupart des exorcistes, l’exorcisme c’est d’abord un dialogue, à travers la parole et la prière, les personnes venues consulter essayent de comprendre ce qui les traumatise. On retrouve chez beaucoup souffrance et recherche de sens. Nous retrouverions par l’efficacité symbolique des rituels un lien avec la cure (De Sardan, 1994). Bon nombres de psychiatres et d’exorcistes se retrouvent en difficulté face à certains cas relatés ou rencontrés pour émettre un diagnostic entre délire de possession et cas avéré de possession. La croyance se confronte à la médecine. Ainsi parler d’exorcisme, c’est aussi parler de psychiatrie. Comment différencier les maux d’origine maléfique des troubles psychiques ?


Dans de nombreuses cultures, la croyance revêt alors un habit où le possédé et le malade sont soignés par les mêmes personnes. Le mal, le diable, revêt-il plusieurs costumes et serait-il capable de rendre une personne folle ? L’habiter suffisamment pour que l’on croit à une maladie psychique ?


L’Église oriente les prêtres à rencontrer les psychiatres, pour débattre de la possession et de ses symptômes dans le but de les aider à faire la différence entre des maux d’origine naturelles ou maléfique. Dans le rite d’exorcisme revu en 1999 et actuellement introuvable, la préoccupation principale de l’Église est de distinguer ce qui est scientifiquement explicable, et fait partie de maladie, de ce qu’il ne l’est pas. De plus en plus d’exorcistes étudient les concepts de la psychiatrie, de la psychologie et de la psychanalyse. Ils s’intéressent et sont attentifs aussi aux conflits environnementaux, aux relations interpersonnelles. C. Gilardi, prêtre dominicain diplômé en psychologie et psychanalyste indique que dans la pratique quotidienne de la psychiatrie ou de la psychanalyse, il est fréquent de rencontrer des gens qui attribuent leurs souffrances au diable, au Mal. « Le diable est une métaphore de la contrevolonté, de ce que les patients sont obligés de faire et ne voudraient pas inconsciemment. Freud aborde et résout le mystère de l’hystérie, l’interprétant
comme une division de la personnalité, quelque chose de très similaire à la possession. » (Gilardi, 2014).


On retrouve aujourd’hui des formes de possession démoniaque dans la névrose hystérique ou obsessionnelle, les névroses phobiques… Dans le rapport d’exorcisation en Bavière, nous observons un terrain favorable que l’on retrouve chez de nombreux possédés. Le garçon serait-il porteur de culpabilité, d’angoisse ? Se sentant monstrueux, n’attirait-il pas ainsi le Mal ? Les manifestations apparaissent sur des personnes dont la libido, la sexualité, est particulièrement refoulée par la religion, l’environnement, la morale. Bien souvent, les crises d’hystérie lors des exorcismes apparaissent chez des femmes, la population dont la sexualité est la plus interdite par les règles religieuses et sociales avec lesquelles elles vivent. Mais dans notre texte, c’est un garçon, chose rare en effet. Par la possession et l’exorcisme l’enfant pourrait sous couvert de l’Église rallier sa mère dans la même religion que son père et lui. Quelle rationalité peut-on apporter à cela ? La possession ne pourrait-elle pas conduire à des troubles psychiques ? Quels soins proposer ? Faut-il délivrer de la chimie, des herbes traditionnelles, faire une ceinture avec des fétiches, appeler un prêtre exorciste ou rencontrer un psychanalyste pour une cure ? Il est possible qu’il y ait plusieurs méthodes, toutes autant rationnelles les unes que les autres. Le point central serait la rencontre et la parole. Il en découlerait une levée d’affects qui par l’effet de placé-bo, bien-placé, offrirait une des grandes clés du soin. Il est malgré tout impossible de dire
quelle méthode, si elle existe, fonctionne mieux qu’une autre. Nous ne pouvons effectuer de comparaison dans ce domaine. La croyance aurait une incidence sur le soin et la rencontre, la parole délivrée par le sujet favoriserait la guérison.


Depuis 1890, il n’y a pas de grandes évolutions. Les frontières sont floues et mal délimitées, c’est ce qui conduirait à générer des doutes dans l’établissement d’un diagnostic. Il existe une tendance à croire, du côté du mystique, en l’existence de Satan, du diable ou autre nom que nous pourrions lui donner et de l’autre une
tendance à psychologiser. La ligne entre le Sacré et le médical est fine, car un symptôme peut revêtir un caractère magique ou mystique.


Du point de vue de la médecine, la possession est liée à la transe. On observe depuis le Moyen-âge de nombreuses descriptions et interprétations d’épidémies de démonopathies. Navigant entre hystérie et démonologie, la possession remplirait de nombreuses fonctions individuelles mais aussi collectives. Ainsi, pour saisir la dimension complète d’un phénomène de possession et le définir comme pathologique ou non,
sans doute faudrait-il être en mesure de concilier la psychiatrie, l’anthropologie et l’ethnopsychiatrie. L’hypothèse pourrait être que la possession de Michel serait liée à un conflit oedipien, aux identifications entre le masculin et le féminin. Par la possession et l’hystérie nous retrouverions un essai d’établir une communication entre deux mondes hétérogènes et hiérarchiquement différents mais dépendants. Le
père/la Mère, le Sacré/profane (religion et croyance des parents).

N’existe-t-il pas un modèle universel de possession ? Ce mal à exorciser, soit par une cure ou par un exorciste passerait par une figure surnaturelle externe. Ce qui rassemblerait l’exorcisme et la psychiatrie serait l’idée d’une collaboration, et d’une coexistence autour du patient à soigner ou exorciser, mais cela pose la question de la fonction thérapeutique et du transfert.

Le psychiatre doit avoir connaissance de la démonologie et, de la même manière, il est tout à fait souhaitable que l’exorciste soit formé en psychiatrie et psychopathologie. Je ne pense pas qu’il y ait de contradiction
à faire appel aux qualités de l’un ou de l’autre. Rappelons qu’une même personne peut-être sujette aux deux sortes de Mal en même temps. Dans ces conditions, le patient aurait toutes les chances d’être entendu et accompagné vers la délivrance. Bien souvent l’exorciste est la dernière personne vers qui l’on se tourne, car
il n’intervient que si les symptômes de suspicion sont jugés suffisants.

Dans de nombreux cas le doute ne subsiste pas et il est important de le rappeler. Les patients consultent trop souvent sur le tard les psychiatres ou psychologues, par peur d’être pris pour des fous (Amorth, 2002). Jusqu’au début du XIXe siècle, on attribue les maladies mentales aux forces occultes et au diable. La possession diabolique était la principale explication donnée aux phénomènes que l’on relève aujourd’hui comme faisant partie de la psychopathologie. Selon J. Favret-Saada (Favret-Saada, 1977), les théories explicatives de possession et de sorcellerie sont toujours bien enchâssées dans les conceptions populaires qui entourent la maladie mentale. Intégrer les connaissances anthropologiques, les croyances, le culturel et les apports en psychanalyse et psychiatrie pourraient conduire à une meilleure compréhension en offrant au sujet une place qui constituerait le premier socle du soin.


De nos jours, le désespoir, la recherche de sens, l’isolement, la fragilité, la précarité, font que le symptôme se déplace du côté de l’angoisse. Par la possession et l’hystérie ne retrouve-t-on pas un nom d’emprunt, se traduisant par une nécessité fondamentale de la nature humaine : la haine de l’Autre ? Une nécessité de l’exclure pour ne pas se laisser emporter par notre obscurité interne. Sous ses divers changements de
formes, le diable est-il en mesure de s’adapter à la société ?

Références
Amorth, D.G. (2002). Exorcisme et psychiatrie. Traduit de l’Italien par Monique Segaricci, François-Xavier de Guibert. Paris.
Broussolle, E. ; Loiraud, S. ; Thobois, S. (2010). Journal of Neurology, Volume 257, Issue 6, pp. 1047-1048.
De Sardan J-P.O. (1994). Possession, affliction et folie : les ruses de la thérapisation. In : L’Homme, tome 34 no 131. pp. 7-27. Favret Saada, J. (1977). Les mots, la mort, les sorts, Galimard. Paris.
Gilardi, C. (2014). Grandi incontri, Le religioni e il male. La possessione satanica tra liturgia e psicoterapia.
Guillain, G. (1945). Notice nécrologique d’Achille Souques. Académie de Médecine, le 6 mars 1945.
1945 :130-137. Ellenberger, H.F. (2001). Histoire et découverte de l’inconscient, Fayard. Paris.
Société française de neurologie (1945). Achille Souques (1860-1944). Revue Neurologique de Paris. 77 : 3-6.
Souques, A. (1936). Les Étapes de la neurologie dans l’Antiquité grecque (d’Homère à Galien). Masson, Paris.