Intervention du 03 Mars 2023

Illustration Adam Riches. Tous droits réservés.
« Celui qui craint la mort meurt à chaque fois qu’il y pense »
– Stanislas LESZCZYNSKI
Nos institutions médico-sociales tout comme les services hospitaliers, de soins et d’aides à domiciles, les EHPAD, constituent des espaces de rencontre avec des liens qui se tissent au-delà d’un projet de soin ou de missions d’accompagnement. C’est d’une banalité de dire que nous sommes confrontés à la mort et que nos formations théoriques l’abordent de différentes façons. La mort et la finitude sont un fait quotidien et qui n’est pas entrevu sous le même angle ou la même approche selon notre culture. Ainsi, nous sommes engagés dans des mouvements au sein d’une équipe et dans la rencontre avec un aidant, le membre d’une famille ou un patient qui peuvent provoquer multiples résonances. Être confronté à la fin de vie, au corps mourant du malade et à la mort en fonction de notre histoire et de notre subjectivité n’est pas chose aisée. Emotions et pratiques selon les situations rencontrées sont nécessaires d’être partagées de façon pluridisciplinaire afin de faciliter, améliorer, penser la relation d’accompagnement et la prise en charge d’un patient, du public accueilli.
Avoir conscience et être à l’écoute de ces mouvements et ainsi les réinterroger systématiquement repose sur notre capacité à se laisser traverser par différents sentiments et questionnements parfois de manière répétée.
Nous parlerons de contre-transfert et de fonction auto-reflexive qui n’est pas une capacité par nature simple à mettre à l’œuvre. Au gré des situations rencontrées sur le terrain nous pouvons être mis à mal sans arriver à décrypter dans l’immédiat ce dont il s’agit.
Parler de mort et de finitude c’est évoquer le deuil en tant que processus. Le vécu de deuil est-il aussi douloureux que la perte d’un être cher ? En quoi réside l’enrichissement que trouvent les professionnels en contact perpétuel avec la perte ? Supporter d’être dans cette position ne permet-il pas d’accroître ses forces par l’expérience constamment traversée mais différente à chaque fois ?
Ainsi évoquer la question de la mort, de la finitude, c’est parler de l’expérience de la perte, comme processus dynamique qui présenterait des obstacles mais aussi des ressources mises à dispositions ou à gagner. Le professionnel explore donc systématiquement ses propres possibilités et sa propre capacité à gérer son rapport avec la perte ou la mort en fonction de ses limites.
Dans certaines civilisations la mort est considérée comme une prolongation de l’existence, une autre continuité de l’être alors qu’en tant qu’occidentaux nous sommes confrontés à la question de la limite de notre toute puissance avec des sentiments de frustrations qui en découlent. Nous luttons contre cette finitude par divers moyens que ce soit dans l’évolution de la recherche, du médical, de la science. Le transhumanisme en est l’exemple type.
Dans notre service nous ne sommes pas destinés à gérer la mort d’un patient directement pour autant, nous sommes affectés aussi sans parfois possibilité d’identifier d’où provient cette transmission inconsciente qu’elle appartienne à l’inconscient collectif du médical, paramédical, institutionnel ou à notre inconscient individuel empreint de l’inconscient familial. La confrontation à la perte et à la mort génère différentes angoisses et mécanismes de défenses. Pour Mélanie Klein, psychanalyste, l’expérience de deuil pourrait être le moment où se réactualisent des angoisses passées, liées aux expériences infantiles mais aussi à celles qui suivent ensuite tout au long de la vie.
L’avantage de réfléchir à cette question et de pouvoir nous obliger à au minimum prendre quelques minutes pour poser un regard extérieur sur ce quotidien où le sujet de la mort et de la finitude traverse les psychés constamment et à notre insu. Faut-il rendre tabou ? Banaliser la question ? Ou plutôt au contraire la rendre entendable en faisant circuler une parole qui viendra diluer ce que nous éprouvons individuellement ?
La mort, c’est la vie comme certains diront. Et c’est bien parce qu’il y a mort qu’il peut y avoir la vie. Tout comme le jour est indissociable à la nuit. Chez toute personne non initiée, la mort provoque un sentiment universel de peur qui nous ramène à notre condition éphémère sur laquelle notre existence serait insignifiante et dont nous ne connaissons pas ni l’origine ni la fin. Prétendre être au clair avec la question et ne pas craindre de mourir relève d’un caractère illusoire qui conduit à un repli ou une déshumanisation liée au déni ou à une fausse acceptation de peur. Dans les rites initiatiques, il s’agit de traverser la peur ou l’angoisse qui s’y rapporte comme une étape qui conduit à une transformation de soi et de son être mais aussi de son rapport à la vie et à la mort. Mais embrasser cette peur, identifier cette angoisse, n’est pas naturelle car cela ramène l’idée que nous soyons faibles et affectés par un contact quotidien même distancié avec la mort et notre propre finitude. Nous sommes habituellement calibrés pour justement dénier cette question le plus possible sauf lorsque nous perdons quelqu’un de cher ou que nous sommes confrontés à un événement de vie qui nous rappelle que nous ne serons pas éternels.
Un des obstacles majeurs et aussi paradoxalement une des pistes c’est qu’il s’agirait donc de pouvoir discuter de cette mort dans nos institutions afin de la faire vivre au sein de l’équipe. C’est ainsi comme nous le faisons se donner la possibilité de s’exprimer sur le sujet et ne pas enfouir les vécus individuels ou collectifs. Les temps informels, interstitiels, pauses café, temps de réunion peuvent être l’occasion d’aborder une situation sans pour autant être dans la dynamique d’une recherche de solution, mais plutôt dans l’idée de débriefer, déposer, décharger, partager un vécu, une interrogation, rendre partageable une parole et donc les différents contenus qui s’y rattachent. C’est ainsi donner au concept de finitude, de mort ou de fin de vie consistance et représentation, pour accéder à un partage collectif de l’expérience individuelle de chacun.
Nombreux professionnels en contact avec la finitude, fin de vie, mort dans leurs missions sont dans le déni, l’évitement, la banalisation qui sont comme vous le savez des mécanismes de défense permettant de pouvoir faire face à la charge émotionnelle personnelle et qui permettent de rester fonctionnel, efficace et continuer de travailler. Le clivage fonctionnel est le mécanisme par excellence mais cependant il peut se révéler coûteux à la fois. D’autres voix d’expression et de décharges pulsionnelles, d’élaborations seront choisies comme le corps qui est la voie maîtresse quand l’élaboration est impossible. Agirs, somatisations, accidents de travail, arrêts de travail seront des voies d’expressivité par exemple.
Accepter de se pencher sur les questions, échos, résonances soulevés inévitablement retire le caractère exceptionnel que nous conférons à la mort et nous permet de nous élever, nous enrichir et paradoxalement à nous humaniser pour nous sortir de mouvements mélancoliques qui ne nous appartiendraient pas systématiquement.
Pensées autour de la mort :
Jankélévitch, dans La Mort, propose une réflexion sur la mort d’un point de vue grammatical : « la mort en troisième personne est la mort-en-général, la mort abstraite et anonyme » (c’est la mort du « on »), « la première personne est assurément source d’angoisse […] En première personne, la mort est un mystère qui me concerne intimement et dans mon tout, c’est-à-dire dans mon néant » (la mort du « je »), « il y a le cas intermédiaire et privilégié de la deuxième personne ; entre la mort d’autrui, qui est lointaine et indifférente, et la mort-propre, qui est à même notre être, il y a proximité de la mort du proche » (c’est la mort du « tu »).
Selon Épicure, la mort n’est rien puisque « tant que nous existons la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est plus rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus. » (Lettre à Ménécée).
Quelle serait la conception d’une bonne mort ? Existe-t-il une bonne mort, une bonne manière de mourir, de terminer ses jours ? Ce sujet fascine par nature et pour répondre aux questions soulevées, nous avons systématiquement recours à l’imaginaire puisque par nature l’expérience n’est représentable que dans l’instant T et que nous construisons tout un tas de représentations, fantasmes, angoisses en lien avec la mort qui comme Jankélévitch le définit si bien et totalement abstraite avant que nous soyons nous même touchés par celle-ci.
Chaque expérience face à la mort ou à la finitude donc nous ramène à notre première rencontre avec celle-ci et aux rites familiaux, sociétaux qui s’y rattachent.
Comme le dit Yanis Papadaniel anthropologue : « l’absence d’un code commun en matière de mort ne signifie pas que ces codes n’existent pas à une échelle individuelle et intime ». Plutôt, les familles et individus ont des pratiques funéraires avec un niveau d’assemblage variable entre différentes traditions religieuses et spirituelles.
Nous retrouvons tout de même l’idée collective commune que la mort ne serait qu’un passage, une transition, un changement d’état, une continuité.
Birago Diop dans son recueil de poèmes « Souffles » : « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis / Ils sont dans l’Ombre (…) / Les morts ne sont pas sous la Terre : / Ils sont dans le Bois (…) / dans l’Eau (…) / dans la Foule (…) / Les Morts ne sont pas morts. »
Pour certaines communautés au nord du Togo et du Bénin un être humain doit sa vie au souffle ou âme d’un ancêtre qui a désiré sa naissance. Les membres du clan célèbrent à son décès le grandiose rite funéraire du tibènti. Au cours de ce rite, le souffle du mort gagne la force de « former » de nouveaux enfants.
Pour les athées la mort il n’existe pas plus de vie après la mort qu’avant la naissance, mais il y a cependant un changement d’état physique.
Deux représentations symboliques se dégagent, la mort douce et la mort austère, sombre et terrible. La première se réfère à la douce mort qui libère des souffrances infinies auxquelles la vie, une maladie nous obligent. La deuxième vient souligner le côté cruel, froid et irrémédiable qu’elle peut prendre. Dans les deux représentations nous pouvons interroger la souffrance, la douleur, la perte et la liberté qui est une haute question éthique actuellement avec les lois sur la fin de vie et sur le suicide assisté qui forcément infiltrent nos pratiques et nos représentations.
Ainsi au milieu de nos imaginaires, nos représentations, fantasmes, se situe le transfert et contre-transfert. Le contre-transfert englobe tous les mouvements psychiques et corporels, y compris les rêves et la somatisation du professionnel suscités par l’investissement transférentiel des populations accompagnées mais aussi de l’institution dans laquelle nous travaillons.
Pour cela, les espaces de paroles sont fondamentaux pour pouvoir se réunir en équipe et évoquer spontanément ce que le professionnel a rencontré de difficile à l’image d’un « qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ? De quoi souhaiteriez-vous parlez ? ou bien d’un comment vous allez ? Que nous retrouvons classiquement en psychothérapie ou en cure analytique. Cet espace de parole permet la mise au travail du contre transfert des professionnels et se veut indépendant et complémentaire d’un espace de supervision ou d’analyse de la pratique. Laisser la parole circuler afin de favoriser une associativité groupale vient contrecarrer le « faire et l’agir » qui prédominent dans nos institutions.
Le quotidien peut-être lourd psychiquement et l’équipe se veut régulatrice, transformatrice et dynamisante dès lors que celle-ci est en équilibre elle aussi psychique. Car face à la mort, il y a la mort psychique, l’absence de mot, la perte de plaisir, un vide, le néant et la perte de sens qui se répètent.
Les sentiments d’inutilité, l’ennui de la répétition des tâches sont à mettre en lien et à penser avec la nature du travail mobilisé dans l’institution et à la rencontre avec l’archaïque, la mort et la technique médico-sociale mobilisés. Le travail, nos tâches et nos missions nous mettent en question dans notre identité et encore une fois je le répète face à nos expériences infantiles et notre rapport à la mort, à la finitude et à la perte. Ainsi les professionnels sont constamment en résonance et à l’épreuve dans leurs capacité à penser, fantasmer une relation ou l’angoisse de mort est en arrière scène et plus ou moins mis au travail par le public accompagné, les familles, et les équipes.
Le travail sur le présent et le factuel est nécessaire dans un premier temps afin qu’une autre temporalité puisse advenir mais il est fondamental de ne pas être non plus dans une répétition à l’identique constante du pareil au même de méthodes, tâches qui s’imposent dans l’exercice des missions. C’est tel un jeu, introduire au sein de cette répétition une nuance. Utiliser l’humour, mode de défense très élaboré, ainsi que nos affects et notre capacité à pouvoir moduler nos réactions permet de diversifier les échanges et d’introduire de la différence dans la répétition de nos tâches dans ce contexte de travail avec la finitude. Ces expériences, partages esthésiques proches de ceux que connaissent le nourrisson avec sa mère mais ici replacés dans le soin participent à sortir du mortifère que représente le travail au sein d’un service comme le nôtre. Il est essentiel donc de privilégier l’activité psychique, d’alimenter la capacité à penser pour résister à la protocolisation des conduites, la répétition d’un certain nombre d’actes, ou d’agirs qui ne sont à mon sens que des marqueurs symptomatiques d’un groupe social, groupe institutionnel qui est mis à mal par le mortifère tel qu’il soit.
L’appareil psychique du groupe, de l’équipe peut avoir une fonction, celle d’être au service de relancer, étayer les activités fantasmatiques de chacun afin de sortir d’une histoire sans passé ni futur et embolisé par la mort qui nous traverse forcément consciemment ou à notre insu. Ne sommes-nous pas toujours constamment sur cette ligne de crête entre la vie et la mort ? La pluridisciplinarité et la transdisciplinarité sont à préserver absolument malgré la complexité que cela implique. La rencontre avec le grand-âge, la vieillesse, la mort, la fin de vie, le corps malade, le corps mourant est potentiellement traumatique pour les professionnels comme pour les familles, les aidants.
Cette dimension s’interroge sous l’angle du transfert et fait nécessairement violence, il importe donc mieux de l’entendre plutôt que de courir le risque de la dénier, de l’éviter, de l’occulter ou de la banaliser. La rencontre avec le sujet en fin de vie, âgé ou en situation de handicap dans une demande de soins ou d’aides à domicile fait violence à tous y compris à la personne concernée. Le fait d’être institutionnalisé, plus totalement indépendant, fait revivre des situations de contraintes, d’abus, des vécus d’abandon, de prise d’otage, des situations imposées. Cela renvoie à la violence dans le soin développée par A. Ciccone (2014). Cette violence est inhérente au soin psychique comme physique. Elle peut-être contenue, accompagnée par les professionnels, mais aussi en défense par ceux-ci pour se défendre d’un narcissisme menacé par la souffrance, la rencontre avec la mort inévitable dans la pratique.
Il est à penser plus globalement que nous sommes dans une démarche de prise en charge et que nos missions résident à aider, soutenir une personne dans son indépendance, son autonomie maximum pour elle, l’aider à y rester et à faire face aussi aux mouvements qui conduisent vers la dépendance. Nous avons ce travail aussi auprès des aidants, les accompagner à prendre soin, faire avec, accepter les changements relationnels, les pertes, les enjeux, les écueils auxquels ils sont confrontés dans la prise en charge aussi à leur niveau de leurs proches. Nous avons cet exercice de travailler à accepter notre propre finitude pour se dégager de l’espace pour penser celle de l’autre et l’accompagner sur son chemin d’acceptation.
Quelques pistes générales en dehors de la nécessité d’avoir des espaces de parole/débriefing/mise au travail variés :
- Nous acquérons une expérience au fil des années, c’est par celles-ci et les formations que nous développons des capacités pour les futures expériences. Le vécu, le senti et l’émotion tiennent une grande place et peuvent servir de socle et d’étayage tout autant que l’expérience de nos collègues. La richesse du partage et de la pluridisciplinarité sont importants.
- Nous ne travaillons pas par hasard dans ce type d’accompagnement, c’est que nous avons ou avions a élaborer autour de la perte. Travailler son rapport à la perte et à la mort en identifiant là où nous avons pu être en difficulté dans telle ou telle situation. Identifier les liens entre sa propre histoire, les échos, les résonances aide à mettre du sens et à se sentir moins en difficulté dans une situation donnée, lors de la prise en charge d’une famille ou d’un bénéficiaire.
- Penser dans la durée, se centrer sur l’instant T dans ce que nous vivons dans telle ou telle situation et déporter les éprouvés éventuels repérés en lien avec sa propre histoire pour y revenir dans l’après-coup soutenu par l’équipe ou un collègue, voir un psy.
- Nous accompagnons, guidons dans le maintien de l’indépendance et de l’autonomie tout comme vers l’indépendance. C’est un processus évolutif. Nous n’avons pas de maîtrise ou de prise sur la mort ou la finitude qui sont aussi des processus. S’appuyer sur le sens que nous y mettons depuis notre rôle, fonction et mission professionnelle. Il n’y a jamais absence de sens, celui-ci est juste inaccessible momentanément.
- S’octroyer des moments de plaisir, ressources, partages dans la vie perso. L’équilibre et la qualité de vie influent sur notre travail au quotidien.
- Ensemble nous sommes plus forts, ne pas hésiter à s’appuyer sur l’autre, demander de l’aide.
- S’appuyer sur les principes éthiques et déontologiques qui encadrent nos pratiques aide à faire face aux difficultés inhérentes à nos missions.
Bibliographie
Ariès, P. (1975). (1914-1984), Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Éd. Points, impr. 2015, cop. 1975, 222.
Ciccone, A. (2014). La violence dans le soin. Dunod, Paris.
Ciccone, A. (2014). Violence et handicap. Dunod, Paris.
Déchaux, J.H. (2000). « L’intimisation de la mort » », Ethnologie française, vol. 30, 2000, p. 153-162.
Morel, P.M. (2009). Épicure, « Lettre à Ménécée », Garnier Flammarion, Paris.
Papadaniel, Y. (2016). « Mort ». Éditions des archives contemporaines, Paris, sur Anthropen.org.
Sewanne, D. (2007). Le Souffle du Mort : La tragédie de la mort chez les Batammariba (Togo, Bénin), Paris, Collection Terre Humaine – Plon, 2007, rééd. 2020, 725 p. (ISBN 978-2-259-28262-8)
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